
Interview : Raphaël Masvigner – Co-fondateur de Circul’R
En 2014, Raphaël Masvigner quitte Airbus et une carrière stratégique en Amérique latine pour entreprendre un tour du monde de l’économie circulaire avec son ami et futur associé Jules Coignard. Dix-sept mois, vingt-deux pays, cent cinquante initiatives explorées : ce travail de terrain donne naissance en 2016 à Circul’R. Leur ambition ? Fédérer un réseau mondial de solutions circulaires afin de les mettre en relation avec des grands groupes pour accélérer leur transition. Dès 2018, le lancement du Club Circul’R, soutenu par le ministère de la Transition Écologique, confirme leur rôle d’accélérateur d’alliances. Aujourd’hui, Circul’R travaille avec plus de 70 % des entreprises du CAC 40, a fait entrer Legrand à son capital, et structure des coalitions sectorielles sur la finance, l’industrie ou encore la cosmétique. Plus qu’une startup, Circul’R s’impose comme une interface stratégique pour la transition circulaire des grands groupes et des acteurs publics.
Dans cet entretien exclusif, The New Siècle explore avec Raphaël Masvigner les fondations de Circul’R, ses leviers économiques, les défis spécifiques du luxe face à la circularité, et sa vision long terme pour transformer l’économie industrielle d’ici 2050.
I. Vision & Genèse de Circul’R
Dès le lancement de Circul’R en 2017, vous ambitionniez de créer le “premier réseau mondial” de startups circulaires.
1 – Pourquoi avoir choisi la voie du réseau plutôt qu’une solution technologique ou un produit spécifique ?
« Lorsque nous avons fondé Circul’R en 2016, notre objectif était de démontrer que les solutions d’économie circulaire existaient déjà à travers le monde. À l’époque, le sujet était encore relativement confidentiel, peu médiatisé et souvent perçu comme marginal par les grandes entreprises. Au cours de notre tour du monde, nous avons rencontré plus de 150 initiatives dans des pays tels que le Japon, l’Afrique du Sud ou encore les Pays-Bas. Cette expérience nous a convaincus que le véritable défi n’était pas l’absence de solutions, mais leur mise en réseau et leur intégration dans les modèles économiques existants. Plutôt que de créer une solution unique, nous avons choisi de construire un réseau mondial pour connecter ces initiatives aux grands groupes, facilitant ainsi leur adoption et leur passage à l’échelle. » – Raphaël Masvigner
2 – Comment votre activité a-t-elle évolué depuis la création de Circul’R ?
« La vision de départ n’a pas changé : accélérer la transition vers une économie circulaire, capable de fonctionner sans produire de déchets, tout en respectant les limites planétaires. Mais les moyens d’y parvenir se sont professionnalisés et diversifiés au fil des années.
Aujourd’hui, Circul’R est structuré autour de trois grandes activités complémentaires : la formation, le conseil stratégique (qui représente une part importante de notre activité), les coalitions sectorielles.
Aujourd’hui, Circul’R travaille avec plus de 70 % des entreprises du CAC 40, mais aussi avec des ETI, des institutions publiques et des startups sur tous les continents. Ce positionnement unique, à la croisée du terrain et de la stratégie, fait de nous un acteur de référence pour accompagner les mutations économiques en cours. » – Raphaël Masvigner
II. Déploiement stratégique & enjeux économiques
En intégrant le groupe Legrand (9 milliard d’euros de CA) à votre capital en janvier 2025, Circul’R a franchi une étape clé.
3 – Quelle est l’ambition derrière ce partenariat industriel majeur ?
« L’entrée de Legrand à notre capital en janvier 2025 marque une étape stratégique majeure pour Circul’R. Legrand, spécialiste mondial des infrastructures électriques et numériques du bâtiment, partage notre vision d’une économie plus circulaire. Cette prise de participation vise à combiner notre expertise en économie circulaire avec la puissance industrielle et l’envergure internationale de Legrand.
Concrètement, cette alliance nous permet d’accélérer notre développement en France et en Europe, en soutenant nos clients dans leur transition vers des modèles économiques plus circulaires. Le soutien financier, l’expertise industrielle et la portée internationale de Legrand renforcent notre capacité à proposer des solutions concrètes et adaptées aux défis actuels. » – Raphaël Masvigner
Aujourd’hui, de nombreuses marques mettent en avant des initiatives comme l’éco-conception des emballages ou l’obtention de labels responsables. Pourtant, ces engagements semblent souvent déconnectés de l’impact réel des produits qu’elles commercialisent.
4 – Comment s’assurer, concrètement, que les actions circulaires des grands groupes ne relèvent pas du greenwashing, mais bien d’un changement profond de leur modèle ?
« Chez Circul’R, nous défendons une approche rigoureuse, fondée sur des preuves, des indicateurs et des transformations structurelles. Des initiatives isolées ne suffisent pas si l’entreprise ne revoit pas en profondeur sa façon de concevoir, produire, distribuer et gérer la fin de vie de ses produits. C’est pourquoi nous accompagnons les entreprises dans la construction de feuilles de route circulaires globales, avec des jalons clairs et des objectifs chiffrés.
Mais au-delà de la stratégie, il y a un autre levier majeur : la communication. Trop souvent, les équipes marketing ne sont pas formées aux spécificités de la circularité. Les messages sont simplifiés à outrance, les bénéfices surestimés et les engagements mal hiérarchisés. Ce décalage nuit à la crédibilité des marques et génère une défiance croissante chez les consommateurs.
C’est pour répondre à ce défi que nous avons lancé, en 2024, la coalition “Communication & Économie circulaire”, en partenariat avec l’ADEME, plusieurs grands groupes, éco-organismes et une agence de communication. L’objectif de cette coalition est double : sensibiliser aux risques du greenwashing et partager des bonnes pratiques de communication liées à l’économie circulaire. Un guide est en cours de rédaction et sera publié par l’ADEME et Circul’R en septembre 2025. » – Raphaël Masvigner
III. Luxe & économie circulaire
Circul’R collabore avec plusieurs grandes maisons comme LVMH, Chanel ou Dior.
5 – Quels sont les enjeux spécifiques de l’économie circulaire dans le secteur du luxe où exclusivité et rareté restent des valeurs centrales ?
« Le luxe est un secteur profondément stratégique dans la transition vers une économie circulaire. Il incarne des valeurs fortes – excellence, rareté, maîtrise artisanale – qui le rendent naturellement compatible avec la circularité, à condition de repenser certains modèles hérités de l’économie linéaire.
L’éco-conception est également un enjeu majeur car il s’agit de concevoir des produits durables, réparables et réutilisables sans compromis sur la qualité. Cela implique de repenser les matériaux, les procédés, les assemblages, mais aussi les cycles de vie.
Autre levier clé : le réemploi des matériaux. Là où l’industrie classique voit du rebut, le luxe peut voir de la matière précieuse à réinterpréter. Mais pour cela, il faut non seulement garantir la qualité technique, mais aussi la noblesse perçue : un cuir recyclé ou un textile réutilisé doivent être irréprochables sur le plan esthétique.
Réussir cette transition ne signifie pas renoncer à l’exception. Cela implique de faire de la durabilité un nouveau signe de distinction. » – Raphaël Masvigner
6 – Quelles pratiques circulaires particulièrement innovantes voyez-vous émerger chez les grandes maisons du luxe aujourd’hui ?
« Les maisons de luxe adoptent de plus en plus des pratiques d’économie circulaire, intégrant des initiatives tout au long de la chaîne de valeur. Voici quelques exemples concrets :
- L’approvisionnement durable : Gucci a lancé son Circular Hub en Toscane dont l’objectif est d’intégrer les principes de l’économie circulaire tout au long de sa chaîne de valeur et notamment en favorisant l’utilisation de matières premières secondaires
- La traçabilité via blockchain : Co-fondé par LVMH, Prada Group, Richemont et OTB Aura est une plateforme permettant à ses clients de vérifier l’origine des matières premières et le cycle de vie du produit, renforçant la confiance et la transparence.
- La réparation : Louis Vuitton traite chaque année environ 600 000 articles via son service dédié, prolongeant la durée de vie de ses produits.
- La seconde main : Après Rolex, Cartier s’est lancée à son tour dans le marché des montres d’occasion certifiées en s’associant avec Watchfinder, responsable du processus de vérification et d’authentification des montres d’occasion de Cartier.
- L’upcycling : Chanel, via L’Atelier des Matières, collecte et transforme des matériaux inutilisés (textiles, cuirs, accessoires) issus de ses propres stocks pour les revaloriser dans de nouvelles créations. » – Raphaël Masvigner
Les filières d’approvisionnement du luxe (cuir, pierres précieuses, textiles rares) sont parmi les plus complexes au monde.
7 – Quel est, selon vous, le maillon de la chaîne du luxe le plus imperméable aux logiques circulaires ?
« Sans doute celui de l’approvisionnement en matières premières d’origine naturelle ou minérale, comme les pierres précieuses, certains cuirs rares ou textiles exotiques. Ces filières concentrent de forts impacts environnementaux et sociaux : déforestation, pollution des sols et des eaux, émissions de gaz à effet de serre, conditions de travail précaires… Ce sont des zones grises de la chaîne de valeur, souvent éloignées géographiquement et peu transparentes.
Ces matières sont à la fois rares, peu substituables, difficiles à recycler à qualité constante, et parfois extraites dans des contextes socio-politiques sensibles. Elles restent massivement intégrées dans des modèles linéaires, peu standardisés, avec une traçabilité fragmentaire.
C’est là que l’innovation est indispensable. On voit émerger plusieurs pistes prometteuses :
- Le développement de nouveaux matériaux circulaires (comme les cuirs à base de mycélium ou les pierres de synthèse bas carbone).
- Le recours au recyclage en boucle fermée de haute qualité, qui permet de réutiliser certaines matières nobles sans perte de performance ou d’esthétique.
- Et surtout, la construction de filières d’approvisionnement alternatives et régénératives, ancrées localement, transparentes, et co-construites avec des communautés artisanales ou agricoles engagées » – Raphaël Masvigner
IV. Vision à long terme & projection stratégique
Vous travaillez avec des start-ups du monde entier depuis près d’une décennie.
8 – À vos yeux, quelles régions ou pays expérimentent aujourd’hui les modèles circulaires les plus inspirants pour les entreprises françaises ?
« Les Pays-Bas sont souvent cités comme pionniers, avec une volonté politique affirmée, un écosystème entrepreneurial dynamique et des expérimentations à l’échelle urbaine ou sectorielle. A titre d’exemple, la ville d’Amsterdam s’est fixé l’objectif d’atteindre 100% de circularité à horizon 2050 (Source : Ellen MacArthur Foundation)
À l’opposé du spectre, certains pays d’Amérique latine (comme le Chili ou le Pérou) développent des modèles circulaires low-tech, adaptés aux réalités locales, avec une dimension sociale très forte, notamment autour de la réparation, du recyclage informel ou de l’économie collaborative.
Enfin, le Japon, avec sa culture de la longévité, de l’entretien et du non-gaspillage, incarne un modèle de circularité silencieuse mais profondément ancrée. Je cite souvent l’exemple du village de Kamikatsu que nous avons visité lors de notre tour du monde. Ce village de moins de 1 500 habitants s’est donné pour objectif de produire zéro déchet. Lors de notre passage, nous avons été impressionnés par le niveau de tri des déchets : plus de 45 catégories différentes, triées à la main par les habitants. Il n’y a plus d’incinération classique. Tout est pensé pour favoriser le réemploi, le compostage ou le recyclage avec un maximum d’efficience. » – Raphaël Masvigner

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