
Interview : Mathieu Nohet – Fondateur de baCta
En 2022, Mathieu Nohet revend Manty, une startup spécialisée dans la simplification des données publiques. Il quitte alors le monde du logiciel institutionnel, se forme seul à la biologie de synthèse, et décide de s’attaquer à l’une des matières premières dont l’industrie ne peut se passer : le caoutchouc naturel. En 2023, il fonde baCta avec une idée simple : produire du caoutchouc sans plantation, sans hévéa, grâce à des micro-organismes génétiquement modifiés capables de biosynthétiser la matière. Objectif ? Sortir le caoutchouc de la dépendance géographique et des chaînes opaques. En octobre 2024, baCta lève 3,3 millions d’euros pour structurer sa R&D en France et préparer la construction d’une usine pilote. Derrière ce pari technique, une ambition plus large se dessine : démontrer que le vivant peut être reprogrammé à des fins de souveraineté industrielle.
Dans cet entretien exclusif, The New Siècle interroge Mathieu Nohet sur la genèse scientifique de baCta, sur les choix de construction d’un modèle encore sans filière, sur les verrous systémiques qui freinent l’industrialisation du biosourcé, ainsi que sur la possibilité réelle de réduire durablement notre dépendance mondiale au caoutchouc naturel.
I - Vision : Une matière à transformer
Vous avez quitté Manty en 2022, après une revente réussie. Ce que vous fondez ensuite n’a pourtant rien à voir avec la data ou les outils publics.
1 – Pourquoi avez-vous basculé dans le champ des matières premières, et du caoutchouc en particulier ?
« 2 principaux éléments ont guidé mon choix.
Après avoir passé 7 ans à construire un logiciel, je savais que j’avais envie de travailler sur des sujets d’ingénierie plus concrets. En réfléchissant à un nouveau projet, je me suis forgé une conviction forte : le bien-être des humains, notre confort moderne et les progrès de la civilisation industrielle proviennent, à un niveau physique, du fait que l’on contrôle de plus en plus d’énergie, et de plus en plus de matières premières. Je voulais donc un projet permettant de maximiser la disponibilité énergétique ou la disponibilité des matières premières, de manière soutenable.
Lors du COVID, j’avais découvert avec le reste du monde l’existence des vaccins à ARN messager. J’ai été complètement bluffé par la technologie : on programme des cellules humaines pour leur faire produire une protéine, et permettre aux humains d’améliorer eux-mêmes leur propre système immunitaire. Chaque personne peut produire son propre médicament, à partir d’un code. Je voyais de nombreux parallèles avec l’informatique.
L’idée de programmer des micro-organismes pour produire des molécules d’intérêt pétro-sourcés a donc commencé à faire son chemin, et j’ai listé les matières premières potentiellement intéressantes. Le caoutchouc est arrivé en tête, puisqu’il combine plusieurs choses : un processus biologique existe, les qualités uniques du caoutchouc sont liées à des composants biologiques, donc impossible à reproduire avec du pétro-sourcé, c’est un grand marché, en croissance, pour lequel nous n’avons pas d’alternative. La production du caoutchouc pose un certain nombre de problèmes environnementaux, mais aussi de souveraineté, c’est donc une excellente cible pour la bio-production. » – Mathieu Nohet
Vous avez passé plus d’un an à vous former seul à la biologie de synthèse.
2 – Qu’est-ce que ce parcours autodidacte vous a permis d’aborder autrement que les chercheurs formés dans les filières scientifiques traditionnelles ?
« Habituellement, les chercheurs partent d’une technologie qu’ils maîtrisent, un sujet de thèse par exemple, et se demandent à quel problème ils pourraient l’appliquer. J’ai fait l’inverse, je suis parti du marché, et d’un problème existant. Je peux donc plus facilement m’adapter, et changer de technologie si besoin, puisque l’important est de répondre à un problème du marché.
Le fait de ne pas connaître le domaine en profondeur a fait que j’ai eu une approche assez naïve : je voyais la cellule comme un ordinateur que l’on peut programmer. La vérité c’est que l’on en est encore loin, mais cette candeur m’a permis de me lancer, et de convaincre les premiers membres de l’équipe de me rejoindre. » – Mathieu Nohet
Vous avez décidé de reproduire un processus biologique aussi complexe que celui de l’arbre à caoutchouc, l’hévéa… dans une bactérie.
3 – Qu’est-ce qui vous a permis de poser cette hypothèse avec suffisamment de certitude pour vous y consacrer ?
« Une fois que j’avais acquis les bases en biologie, j’ai commencé à lire les papiers scientifiques qui étaient sortis sur le sujet. J’ai commencé à former une première hypothèse, en sélectionnant les enzymes qui me paraissaient prometteuses. A ce stade là je n’avais ni certitude ni validation.
J’ai ensuite rencontré Ariel Lindner, chercheur à l’INSERM, qui avait une technologie qui pouvait résoudre un problème scientifique, autour de la polymérisation que j’avais identifié en analysant la littérature. Je lui ai partagé mes réflexions, et même s’il trouvait cela ambitieux, il a accepté de m’accueillir dans son laboratoire pour faire les premiers tests. Cette validation, d’un expert en biologie de synthèse, m’a permis d’acquérir suffisamment de conviction pour avancer. » – Mathieu Nohet
Derrière baCta, il y a une conviction presque politique : celle que la science peut rendre les ressources abondantes.
4 – Où place-t-on la limite quand on programme la nature comme une machine ?
« Je crois dur comme fer au fait que nous devons maximiser la disponibilité énergétique et la disponibilité des matières premières pour atteindre une forme d’abondance soutenable. Cela veut dire rejeter toute idée de décroissance, choisie ou subie, et au contraire d’augmenter les ressources à notre disposition.
L’idée de la limite n’est pas la bonne pour moi : on peut atteindre des échelles totalement inimaginables, il y a suffisamment de ressources et d’énergie sur Terre, et potentiellement ailleurs dans le système solaire pour soutenir une population humaine 100 ou 1000 fois plus nombreuse qu’actuellement. La question est plutôt comment on y accède, sans détruire ce que nous avons actuellement.
Le prisme d’analyse pertinent est donc une analyse coût/bénéfice : qu’est-ce que l’on gagne à déployer une technologie, et qu’est-ce que cela coûte ? Quels risques doit-on maîtriser pour que les bénéfices soient supérieurs aux coûts ? En faisant cette analyse pour toutes les alternatives, on est capables de faire des choix qui augmentent le bien-être global des humains. » – Mathieu Nohet
L’une de vos premières prises de contact est avec le Pr. Ariel Lindner, directeur de recherches à l’Inserm, spécialiste de la biologie des systèmes et de la biologie synthétique.
5 – Pourquoi a-t-il accepté de vous suivre, vous qui n’aviez ni laboratoire, ni formation en biotechnologie ?
« Je pense qu’il a apprécié mon énergie, le fait que je me sois formé seul, et que j’ai réussi à formuler une hypothèse et un plan d’expérience d’un niveau satisfaisant. Le projet que nous avons construit ensemble permettait de valoriser une technologie développée dans son laboratoire, et d’en montrer une application concrète, ce qui est toujours appréciable pour un chercheur.
La combinaison entre mon expérience entrepreneuriale et son expertise scientifique à permis de donner vie au projet, et il est globalement très favorable à ce genre d’approche, cela peut se voir dans un projet de biofonderie qui est en train de voir le jour : l’un des objectifs est de fournir une infrastructure aux chercheurs pour qu’ils puissent faire sortir leur technologie du laboratoire et la transformer en réalité commerciale. » – Mathieu Nohet
II - Lignes de construction
Vous avez levé 3,3 M€ en octobre 2024 pour une technologie encore à l’échelle du laboratoire.
6 – Qu’est-ce qui, dans votre méthodologie ou votre posture, a permis de créer la confiance à ce stade ?
« Nous avions déjà des premiers résultats encourageants, et nous avons réussi à convaincre les investisseurs du potentiel de la technologie. Le fait d’avoir une première expérience entrepreneuriale a également aidé, j’avais une idée de la manière dont les investisseurs fonctionnent, même si c’est très différent du software.
Niveau scientifique, le fait d’avoir l’appui de l’INSERM a permis d’avoir une certaine crédibilité. Ma cofondatrice Marie et son parcours ont également beaucoup aidé, elle s’occupe de diriger la R&D et je n’aurais jamais pu clôturer ce tour sans elle. » – Mathieu Nohet
Votre modèle repose sur une stratégie à double vitesse : luxe aujourd’hui, mass market demain. Une étape logique pour une matière nouvelle.
7 – Alors, comment prépare-t-on un passage vers des usages industriels, où seul compte le ratio coût-volume ?
« Nous avons construit un modèle (Techno Economic Assessment) permettant d’évaluer nos coûts à grande échelle, en fonction des performances de notre souche, et d’un certain nombre de paramètres. Nous affinons en permanence ce modèle en fonction des retours du terrain et des résultats expérimentaux. Nous avons déjà pris des contacts avec des entreprises disposant de capacités de fermentation, que nous pourrons utiliser dans le futur.
A notre stade, l’important est d’avoir des hypothèses claires, de pouvoir les expliciter, et de pouvoir les défendre. Ensuite, au fur et à mesure de nos avancées, nous pourrons confirmer ou infirmer ces hypothèses, et les revoir. » – Mathieu Nohet
Vous visez une usine pilote de 100 t/an d’ici 2027.
8 – Quels seront les signes tangibles qu’au-delà de la validation d’un procédé, cette étape aura véritablement amorcé une dynamique industrielle ?
« La capacité de production.
Il y a une logique circulaire : il faut des capacités de production pour obtenir des clients, il faut des moyens pour construire des capacités de production, et il faut des clients pour convaincre les investisseurs de nous financer.
Le fait de réussir à augmenter nos capacité de production de manière significative, par exemple au delà de 100 tonnes par an, prouvera que nos hypothèses de performance, et notre coût de production sont suffisamment convaincants pour les investisseurs et les clients. » – Mathieu Nohet
III. Tensions systémiques
L’Europe importe 100 % de son caoutchouc naturel. Pourtant, la plupart des programmes industriels du continent ne ciblent pas cette matière.
9 – Comment expliquer un tel angle mort ?
« Je ne pense pas qu’il y ait d’angle mort, le caoutchouc naturel est sur la liste des matières premières critiques de l’Union Européenne, et les experts du secteur ont bien en tête le problème de sécurité d’approvisionnement.
Le fait que le matériau soit naturel, provenant d’un arbre, fait qu’il apparaît comme moins problématique que d’autres matières exclusivement pétro-sourcées, et donc moins présent dans les discours écologistes grand public. Mais les industriels du secteur cherchent des alternatives au caoutchouc naturel depuis des décennies, que ce soit d’autres plantes, ou bien des procédés chimiques permettant de reproduire les qualités uniques du caoutchouc.
Le caoutchouc naturel est notamment indispensable dans les applications liées à la défense, il est possible qu’il devienne donc plus visible dans les prochaines années. » – Mathieu Nohet
Les filières biosourcées en Europe peinent souvent à passer à l’échelle industrielle : coûts élevés, absence d’usines, frilosité des acheteurs, cadre réglementaire rigide.
10 – Quelle est, selon vous, la vraie difficulté ?
« Il y a plusieurs aspects. Des problèmes spécifiquement européens, comme l’absence de fonds d’investissement suffisamment importants pour financer des installations industrielles, des prix de l’énergie élevés, une aversion au risque chez les investisseurs existant ou des réglementations trop lourdes qui empêchent l’installation de projets industriels.
Il y a aussi un risque technologique, qui lui n’est pas spécifiquement européen. Je disais que j’avais eu une approche assez naïve en lançant le projet, et un des aspects qui me surprend encore aujourd’hui est le peu de choses que l’on maîtrise vraiment à propos de la biologie. Si la cellule est un ordinateur, c’est un ordinateur construit par des aliens, dont nous comprenons peut-être 20% des processus. C’est très frustrant par moment, mais c’est aussi enthousiasmant, puisqu’il y a encore énormément de choses à découvrir et à construire. » – Mathieu Nohet
IV. Temporalité et transmission
Vous avez choisi de tout construire en France, avec une ambition industrielle forte.
11 – Que reste-t-il à inventer pour que la bioproduction ne soit plus un laboratoire, mais un standard industriel ?
« Comme pour d’autres projets industriels, il faut revenir à des fondamentaux : une énergie disponible et bon marché, des matières premières abordables, et une réglementation qui ne paralyse pas les entreprises.
Sur les matières premières et pour la bioproduction spécifiquement, cela veut dire qu’il faut du sucre peu cher, et donc une agriculture productive et efficace. Je pense que nous avons d’immenses progrès à faire de ce côté là, que ce soit en autorisant des technologies indispensables comme les OGMs, ou bien en supprimant des réglementations qui pèsent au quotidien sur nos agriculteurs, et augmentent les coûts de production sans bénéfices clairs. » – Mathieu Nohe
Selon l’Association des pays producteurs de caoutchouc naturel, la demande mondiale atteindra 15,6 millions de tonnes en 2025, tandis que l’offre stagne.
12 – Dans dix ans, pensez-vous qu’un projet comme baCta puisse répondre à cette demande ?
« Oui bien sûr, en tout cas une partie ! L’approvisionnement en caoutchouc naturel est contraint par les terres disponibles, et le fait que les hevea ne poussent que dans des conditions climatiques très spécifiques. Notre objectif est de répondre à la demande croissante, tout en baissant l’empreinte carbone liée au caoutchouc. » – Mathieu Nohet
The New Siècle remercie Mathieu Nohet pour avoir répondu favorablement à notre interview et ainsi livrer sa vision et son expérience à nos lecteurs.

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