
Interview : Laurent Deverlanges – Fondateur de Caviar de Neuvic
En 2011, Laurent Deverlanges tourne le dos à une carrière internationale dans l’agro-industrie, où il développait des marchés alimentaires à grande échelle, pour fonder Caviar de Neuvic, en Dordogne. Son ambition est nette : réinventer le caviar français en croisant excellence gastronomique, innovation durable et ancrage territorial. Sur un domaine de 30 hectares bordant l’Isle, il développe une pisciculture d’esturgeons respectueuse de l’environnement et obtient en 2021 la première certification bio jamais décernée à un caviar français. Il lève une première fois des fonds en 2015, puis renouvelle l’opération en 2022. Un an plus tard, il scelle une alliance stratégique avec le groupe Prunier, donnant naissance au nouveau leader national du caviar. L’objectif ? Imposer la signature française sur la scène internationale tout en gardant les identités de chaque maison. Face à une industrie tentée par la standardisation, il revendique un luxe d’origine.
Dans cet entretien inédit avec The New Siècle, Laurent Deverlanges nous livre sa vision d’un produit d’exception sous haute contrainte réglementaire, véritable symbole de luxe, dominé aujourd’hui par l’Asie.
I. Construire une maison sans héritage
Vous êtes ingénieur diplômé d’ONIRIS, passé par le conseil agroalimentaire et même par une mission humanitaire au Mozambique avec Médecins du Monde. En 2011, vous bifurquez : vous installez une ferme d’esturgeons en Dordogne.
1 – Pourquoi avoir choisi de vous confronter à ce produit symbolique et risqué ?
« Il y a d’abord une passion d’enfant, très simple, pour les poissons et le monde piscicole. Cette passion ne m’a jamais quitté.
Le caviar s’est imposé presque naturellement. C’est un produit exigeant, rare, chargé de symboles, mais qui pose aussi des questions : comment préserver une espèce menacée, comment concilier excellence et responsabilité environnementale, comment produire différemment ?
À l’époque, très peu d’acteurs en France s’étaient engagés sur cette voie. L’élevage d’esturgeons était encore une pratique récente, portée par une poignée de pionniers français. Installer une ferme en Dordogne, c’était prendre un risque, bien sûr. Mais c’était surtout affirmer une vision : celle d’un caviar d’exception, issu d’une aquaculture durable, respectueuse du vivant et de son territoire. » – Laurent Deverlanges
En 2011, vous créez HUSO, structure-mère de ce qui deviendra Caviar de Neuvic, un mot emprunté au latin pour désigner l’esturgeon.
2 – Qu’est-ce que ce nom portait que « Caviar de Neuvic » ne pouvait encore revendiquer ?
« En 2011, la marque Caviar de Neuvic n’existait pas encore. Le projet était là, l’ambition aussi, mais il fallait un nom qui puisse porter cette vision en devenir. HUSO, en référence à l’espèce d’esturgeon qui produit le caviar le plus réputé au monde, le Beluga. C’était un nom fondateur, presque symbolique, qui portait en lui une promesse : celle d’une filière française du caviar, exigeante, innovante, respectueuse de son environnement. À partir de ce socle fondateur, nous avons ensuite créé la marque Caviar de Neuvic. Un nom ancré dans un territoire, celui de Neuvic, en Dordogne, où se trouve notre ferme piscicole. C’est une marque plus incarnée, plus proche, qui assume une vision contemporaine et décomplexée du caviar. » – Laurent Deverlanges
Vous avez réalisé une première levée de 2,1 M€ d’investissement auprès d’un cercle restreint d’industriels, puis 4,1 M€ supplémentaires en 2014.
3 – Qu’avez-vous dû promettre ou défendre pour convaincre à une époque où le caviar était quasiment inexistant en France ?
« Contrairement à ce que l’on imagine souvent, le caviar n’est pas un produit récent en France. Il est présent depuis les années 1920, et certains de nos confrères ont commencé l’élevage d’esturgeons dès les années 1980. Il y avait donc déjà une expérience de plus de trente ans en matière d’aquaculture d’esturgeons lorsque nous avons lancé notre projet.
Mais nous étions à un moment décisif. La CITES venait d’interdire le commerce du caviar sauvage, marquant ainsi un tournant majeur pour la filière : tout l’avenir du caviar allait désormais passer par l’élevage. En France, cette activité restait pourtant marginale dans l’univers de la gastronomie de luxe.
Il a donc fallu défendre une intuition forte : que la France, avec sa culture gastronomique et ses terroirs, avait toute légitimité pour produire un caviar d’excellence. Ce n’était pas une évidence. Le marché était largement dominé par des productions étrangères, et l’idée de faire naître un caviar haut de gamme en Dordogne pouvait paraître iconoclaste.
Face aux investisseurs, j’ai dû promettre une chose simple, mais ambitieuse : que nous allions créer un produit d’exception, maîtrisé de bout en bout, enraciné dans un territoire, et porté par une aquaculture responsable. Ce qui les a convaincus, c’est l’alignement entre cette vision à long terme, la rigueur technique du projet, et une sincérité entrepreneuriale. » – Laurent Deverlanges
II. Marché mondial, tensions locales
Le caviar est un produit de patience : 7 à 8 ans pour un premier œuf.
4 -Comment tient-on un modèle économique avec un produit dont le premier retour prend près d’une décennie ?
« C’est effectivement un modèle économique fondé sur la patience et le temps long. Produire du caviar exige une vision stratégique à plusieurs années, et une capacité à investir avant de récolter.
Pour rendre ce modèle viable dès le départ, nous avons fait le choix d’acquérir des esturgeons en provenance d’Italie, alors premier producteur mondial de caviar (un rang aujourd’hui occupé par la Chine). Nous avons acheté plusieurs générations de poissons, dont certains étaient déjà proches de la maturité, ce qui nous a permis de lancer une première production sans attendre l’intégralité du cycle d’élevage.
Mais dès le premier jour, notre vision allait bien au-delà de la simple production. Nous voulions bâtir un modèle singulier, fondé sur trois piliers : respect, innovation et excellence. Respect des poissons, de l’environnement, mais aussi des femmes et des hommes qui les élèvent. C’est cette exigence qui nous a conduit à mettre en place notre propre écloserie, à engager des démarches de certification biologique et à adopter une aquaculture responsable, portée par des pratiques novatrices. » – Laurent Deverlanges
Vous valorisez 95 % de chaque poisson, du filet fumé à une vodka qui s’accompagne parfaitement avec la dégustation de caviar.
5 – Comment éviter que la logique de “tout transformer” ne dilue l’image d’un produit d’exception ?
« C’est une question essentielle. Travailler un produit d’exception, ce n’est pas le sacraliser au point d’en faire un objet intouchable, c’est lui rendre hommage jusque dans ses moindres ressources. Valoriser 95 % du poisson, c’est justement faire preuve d’un respect total du poisson. Rien n’est fait au hasard : chaque transformation répond à la même exigence de qualité que le caviar lui-même.« – Laurent Deverlanges
La Chine est aujourd’hui le premier producteur mondial de caviar, avec une cadence industrielle et des volumes sans équivalent. Caviar de Neuvic, de son côté, rayonne dans plus de 1 000 points de vente, tout en conservant 85 % de son activité en France.
6 – Quel est votre plan d’action pour exister face à cette hyper-industrialisation ?
« Notre mission est d’incarner une alternative claire, fondée sur des engagements forts. Notre ferme est certifiée bio, notre entreprise labellisée B Corp. Mais cette différenciation ne peut suffire si elle n’est pas protégée. Le marché du caviar européen doit gagner en transparence et en équité. C’est pourquoi nous avons initié la création de l’ECFA (European Caviar Farmers Association), un collectif destiné à porter une voix commune auprès des institutions européennes.
Il nous semble urgent de demander la réciprocité commerciale avec la Chine (qui subventionne ses exportations) alors même que les producteurs européens n’ont pas le droit de vendre leur caviar sur le marché chinois.
Nous plaidons pour des mesures concrètes : un étiquetage obligatoire de l’espèce et de l’origine du caviar, lisible sur les boîtes comme sur les cartes de restaurants, afin de garantir une information claire pour le consommateur.« – Laurent Deverlanges
L’esturgeon est une espèce protégée, soumise à un cadre légal strict à chaque étape : élevage, reproduction, extraction, traçabilité. Une contrainte biologique autant qu’administrative.
7 – Quelle marge de manœuvre vous laisse la réglementation dans votre élevage ?
« Il faut d’abord rappeler que cette réglementation existe pour une raison essentielle : protéger l’esturgeon sauvage, dont toutes les espèces sont aujourd’hui menacées d’extinction. La Convention de Washington encadre ce commerce à travers la réglementation CITES, qui ne laisse aucune marge d’interprétation. Chaque étape de l’éclosion à la commercialisation est strictement contrôlée.
Ce cadre peut sembler contraignant, mais il constitue à nos yeux une opportunité : celle d’instaurer plus de transparence.
Il faut bien distinguer deux niveaux d’exigence. Le premier, c’est le socle légal : la CITES, applicable à tous les producteurs dans le monde. Le second, ce sont les démarches volontaires, comme la certification bio ou notre engagement pour le bien-être animal. Chez Caviar de Neuvic, nous avons choisi d’aller au-delà de la norme pour répondre aux attentes des consommateurs d’aujourd’hui soucieux d’éthique, de transparence et de respect du vivant. » – Laurent Deverlanges
III. Convictions, valeurs et transparence
Vous êtes l’un des rares à ouvrir votre ferme au public, à organiser des ateliers et même des cours de dégustation.
8 – Le luxe du XXIe siècle passe-t-il par la transparence plus que par le mystère ?
« Oui, je crois profondément que le luxe du XXIe siècle évolue. Il ne repose plus uniquement sur la rareté ou le silence, mais sur l’expérience, la transmission et la vérité du geste. Ouvrir nos portes, organiser des ateliers, inviter le public à comprendre ce qu’est un esturgeon, comment naît un grain de caviar — ce n’est pas désacraliser le produit, c’est lui donner une autre forme de profondeur.« – Laurent Deverlanges
En 2023, vous décrochez la certification B Corp, label rare qui distingue les entreprises alignées avec des critères sociaux, environnementaux et de transparence. Une première mondiale pour une marque de caviar.
9 – Cette reconnaissance pèse-t-elle plus dans vos ventes ou dans votre stratégie interne ?
« La certification B Corp est avant tout une boussole interne. Elle ne récompense pas une image, mais un engagement global : gouvernance, impact environnemental, conditions de travail, transparence… C’est un outil exigeant, qui nous oblige à nous remettre en question en permanence, à documenter nos actions, à nous améliorer.
Bien sûr, elle a un écho commercial : certains clients, notamment à l’international ou dans la restauration haut de gamme, y sont sensibles. Mais son poids principal reste stratégique. Elle renforce notre cohérence, elle aligne nos équipes autour d’une vision commune, elle crédibilise notre modèle dans un secteur où ces démarches sont encore rares.
Être la première marque de caviar certifiée B Corp est une fierté, mais surtout une responsabilité : celle d’ouvrir la voie et d’encourager d’autres acteurs à emprunter ce chemin exigeant mais nécessaire. » – Laurent Deverlanges
IV. Transmission et changement d’échelle
En 2023, vous initiez la fusion avec Prunier pour créer un groupe champion français du caviar.
10 – Quel rôle cette alliance a-t-elle joué ?
« L’ambition était claire : unir nos forces pour créer un acteur incontournable du caviar français, capable de rayonner dans le monde de la gastronomie. Au-delà du symbole, cette fusion nous permet de consolider une expérience commune et de nombreuses synergies, tant dans la production que dans la distribution.« – Laurent Deverlanges
Dans cinq ans, Caviar de Neuvic aura sûrement encore grandi, multiplié ses marchés, peut-être changé d’échelle.
11 – Qu’est-ce que vous ne sacrifierez pas dans ce déploiement ?
« En tant que société à mission, notre raison d’être “Proposer les plus beaux caviars grâce à notre engagement de producteur en les élaborant selon les pratiques les plus qualitatives et respectueuses des poissons, des hommes et de l’environnement” reste notre boussole. C’est elle qui guidera un déploiement à la fois mesuré et structuré, nous permettant de répondre aux attentes de nos marchés tout en conservant le socle de valeurs qui nous anime depuis le premier jour. » – Laurent Deverlanges
The New Siècle remercie Laurent Deverlanges pour avoir répondu favorablement à notre interview et ainsi livrer sa vision et son expérience à nos lecteurs.

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