Dans cette interview exclusive, The New Siècle a interrogé Thibaud Crivelli sur les rouages d’un marketing olfactif à l’heure où les maisons de niche deviennent des cibles de rachat. Entre maîtrise des ressources, émergence de l’IA dans la création et réflexion sur l’indépendance. Lumière sur une vision singulière du parfum de niche.

I. Origines d’un regard

Vous avez mûri la création de Maison Crivelli pendant près de dix ans, tout en travaillant pour d’autres marques. Un projet long, sans précipitation.

1 – Que permet une maturation sur autant d’années qu’aucun lancement rapide ne peut offrir ?

« J’ai toujours porté en moi l’idée de créer ma marque. C’est une vocation profonde, héritée de l’audace entrepreneuriale de mon père et d’une culture familiale fortement marquée par la prise de risque et l’esprit d’aventure. Cette idée d’entrepreneuriat est née dès mon enfance, puis elle a germé pendant mon adolescence, sans plan figé, sans agenda clair. Ce n’était pas une urgence, mais une évidence en gestation sur le long terme. Mes expériences professionnelles et personnelles qui sont arrivées par la suite, ont peu à peu affûté cette intuition, m’ont forgé et ont développé mes connaissances, jusqu’au jour où j’ai senti que j’étais capable de quitter mon poste pour me lancer dans l’aventure.

Le fait d’avoir mûri ce projet en filigrane pendant des années m’a sans doute permis de poser les fondations avec plus de fluidité. J’ai tout de suite identifié mes besoins de formation pour mettre en marche mon projet et mes idées sont arrivées très vite. Créer une maison, ce n’est pas répondre à une tendance ou esquisser un concept ; c’est inscrire une vision singulière et différenciante. Il s’agissait de proposer quelque chose de nouveau sur un marché très saturé, avec sincérité et cohérence. » – Thibaud Crivelli

À rebours des trajectoires scolaires linéaires, vous avez assemblé en Asie, sur le terrain, une connaissance brute du parfum.

2 – Désormais, le voyage est presque devenu une convention marketing autant qu’un prétexte narratif. Alors, comment continue-t-on à se démarquer ?

« Le voyage n’est pas un marqueur chez Maison Crivelli. Ce qui m’anime, ce sont les instants vécus – des fragments de vie, à l’autre bout du monde, comme au coin de la rue. Je parle plus d’émotions et de sensations, que de destinations. Je préfère évoquer le souvenir d’une rose brassée par des embruns marins, découverte lors d’une promenade en bord de mer, ou celui d’un champ de tubéreuses diffusant leur parfum la nuit sous une pluie d’étoiles filantes. Ce sont des expériences sensorielles marquantes, empreintes d’inattendu et vécues comme de véritables aventures intimes.

Ce que nous proposons avec nos parfums s’éloigne de ce que vous décrivez comme une convention marketing, car ce sont des récits ancrés dans le réel. C’est peut-être là que réside notre singularité : dans cette volonté de s’éloigner des discours trop construits autour de matières premières lointaines ou de voyages spectaculaires. Le parfum, pour moi, naît d’un souvenir sincère, et c’est cela que je cherche à transmettre. » – Thibaud Crivelli

II. Distribution maîtrisée & transparence

Vous financez des plantations de patchouli en Indonésie, tout en reconnaissant que la parfumerie dévore des ressources que le monde ne peut plus produire à ce rythme.

3 – Peut-on encore prétendre à la noblesse du naturel quand le système d’extraction repose sur des filières fragiles et parfois plus polluantes que les alternatives de synthèse ?

« Le parfum est une création délicate, mais aussi complexe. Il conjugue matières naturelles et éléments de synthèse, et il serait illusoire de penser qu’il est neutre. Créer un parfum ou tout autre produit, c’est forcément puiser dans les ressources du vivant.

Conscients de cela, nous accordons une attention particulière à la provenance et à la qualité des matières que nous sélectionnons et aux partenariats que nous développons. Nous travaillons notamment avec des ingrédients labellisés Orpur chez Givaudan, qui garantissent un haut niveau d’exigence sur le plan éthique et olfactif.

Je pense que nous pouvons aller beaucoup plus loin en tant que maison indépendante. Nous avons encore beaucoup de défis à relever pour devenir plus responsables. » Thibaud Crivelli

Vous ne possédez pas de “flagship”, vous êtes distribué chez Harrods, à la Samaritaine, chez Skins aux Pays-Bas. Une expansion rapide et discrète.

4 – Quelle forme de contrôle cherchez-vous à conserver en refusant, pour l’instant, l’incarnation d’une adresse à votre nom ?

« Nous avons la chance d’être accompagnés par des partenaires de confiance qui nous ont permis de rayonner en France et à l’International. Ce soutien est précieux, et a permis de nous ouvrir à près de 44 pays.

La maison est maintenant prête à s’exprimer dans un lieu qui lui est entièrement dédié — un espace qui raconte notre vision, nos inspirations de manière immersive et sensorielle. Une boutique à Paris est donc en préparation. Nous communiquerons plus de détails le moment venu, mais ce sera un lieu de rencontres, de découvertes, de respiration mais aussi de surprise, à contre-courant du retail classique. » – Thibaud Crivelli

Vous affirmez ne pas vouloir multiplier les lancements. Pourtant, l’industrie impose un certain rythme, avec minimum deux nouveautés par an, et une tension commerciale permanente.

5 – Que sacrifie-t-on quand on ralentit dans un secteur qui accélère ?

 « L’indépendance nous offre un luxe rare : celui de ne répondre qu’à notre propre exigence.

Il arrive que certains projets mûrissent longtemps, et d’autres s’imposent soudainement avec évidence. J’ai déjà interrompu des créations en cours et fait passer en priorité un parfum que je pensais lancer plus tard. Un parfum ne voit le jour que lorsqu’il est pleinement abouti. Tant que l’émotion n’est pas là, rien ne sort. La sincérité et la qualité priment.

En général, nous lançons deux parfums par an. Mais j’ai toujours une multitude d’idées de pistes olfactives en mouvement. Peut-être qu’un jour, nous irons plus loin, mais ce ne sera pas pour répondre à un agenda. » – Thibaud Crivelli

La plupart des marques de niche finissent par être rachetées. Le Labo, Byredo, Kurkdjian, Jo Malone… Vous êtes encore indépendant.

6 – À quel moment décide-t-on de vendre — et a-t-on vraiment le luxe de dire non ?

« Ce n’est pas dans mon intention aujourd’hui de céder la maison. Elle porte mon nom, mais surtout une vision intime, façonnée au fil des années avec une liberté que je tiens à préserver. Cette indépendance nous permet de créer sans compromis, et tant que cela reste possible, je n’ai aucune raison de m’en détourner.

Mais je suis aussi lucide : on ne peut jamais prédire ce que l’avenir réserve. Il serait prétentieux de dire « jamais ». Il peut y avoir des circonstances, des rencontres, des raisons profondes qui, un jour, feront évoluer ce choix. Pour l’instant, je suis là où je dois être, avec l’envie intacte de faire grandir la maison. » – Thibaud Crivelli

III. Fabriquer “l'inattendu”

Le mot “inattendu” revient comme un fil rouge dans vos prises de parole. Mais l’industrie du parfum fonctionne principalement sur des signatures olfactives reconnaissables.

7 – Comment maintenir l’adhésion quand on refuse les repères ? Jusqu’où peut-on perdre l’acheteur sans perdre le marché ?

« L’inattendu, pour moi, réside dans cette volonté de proposer des parfums qui sortent des sentiers battus. Nous ne cherchons pas à plaire à tout le monde, donc nos créations sont marquées, parfois radicales, parce qu’elles naissent d’un parti pris intime. Ce qui me touche, c’est de voir que les personnes qui viennent découvrir Maison Crivelli le font avec curiosité, avec l’envie de vivre une expérience sensorielle différente. Certains portent Hibiscus Mahajad alors qu’ils détestent la rose dans les parfums et certains portent Tubéreuse Astrale alors qu’ils n’ont jamais porté de tubéreuse. Tant que nous réussirons à éveiller la curiosité jusqu’à l’acte de sentir nos créations, j’ai espoir que nous pourrons continuer à exister avec justesse dans ce marché.

Avec le recul, je remarque qu’un fil rouge se dessine dans nos créations. Ce n’était pas une stratégie, mais un constat. Il y a toujours des contrastes marqués, souvent des notes de cuir. Peut-être le début d’une signature ? » – Thibaud Crivelli

Vous collaborez avec Bertrand Duchaufour, Quentin Bisch, Nathalie Feisthauer… Des nez chevronnés, aux identités marquées.

8 – Dans un monde saturé de parfums, comment parvenez-vous à faire naître une odeur qui n’a jamais été sentie ?

« Comme évoqué précédemment, chaque parfum naît d’un souvenir réel, d’une aventure vécue. Je ne fais pas de benchmark, je ne me nourris pas des tendances ni même des créations d’autres maisons, aussi admirables soient-elles. Je pars de l’émotion brute que m’a laissé un moment précis, et c’est ce qui guide la création.

Quand je collabore avec un parfumeur, je ne lui parle pas en langage technique au début. Je le plonge dans ce souvenir à travers des images, des couleurs, parfois des sons, pour qu’il en capte l’atmosphère. Il faut qu’il ressente ce que j’ai ressenti — ou du moins qu’il s’en approche et s’y projette. C’est une relation de confiance et d’intuition partagée. Je dois me sentir compris. Sans cette connexion humaine, je ne pourrais pas aller au bout du processus.

C’est cet ensemble qui rend possible la création d’odeurs qui s’écartent naturellement de ce que l’on connaît déjà. Il ne s’agit pas de vouloir faire différent pour être différent, mais simplement de rester fidèle à une expérience vécue. Et c’est cela, je crois, qui fait naître des sillages inattendus. » – Thibaud Crivelli

IV. Se mesurer à l’industrie

Maison Crivelli s’est d’abord imposée à l’international.

9 – C’est assez rare pour une maison française : pourquoi ce choix de commencer par l’international ?

« Nous avons lancé en France dès le départ, mais nous n’avons pas attendu pour explorer l’international. Très vite, des marchés comme le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie ou le Moyen-Orient se sont montrés réceptifs aux parfums (notamment la collection d’extraits). Nous avons eu la chance d’y rencontrer rapidement notre public et de fidéliser autour de nos créations.

 Le développement d’une marque en dehors de son marché domestique est aujourd’hui un facteur clé de son succès sur le long terme, du moins dans le secteur du parfum. La communauté parfum est très engagée, connectée et n’a pas de frontières. » – Thibaud Crivelli

La parfumerie de niche représente à peine 15 % du marché mondial. Pourtant, ce sont ses codes que les grandes maisons commencent à adopter. 

10 – Dès lors, une question s’impose : paie-t-on encore un parfum pour ce qu’il est, ou pour ce qu’il prétend être ?

« Je crois que si l’on se tourne vers la parfumerie de niche, c’est d’abord pour se démarquer. Il y a une forme de quête pour trouver son identité olfactive. Le parfum est un booster de confiance et je pense qu’on le choisit pour l’émotion qu’il nous procure et ce qu’il révèle de nous. Bien entendu la qualité doit également être en adéquation avec l’émotion ressentie, pour que l’on apprécie d’utiliser le parfum dans le temps et non pour un instant fugace. » – Thibaud Crivelli

Vous refusez les codes de la parfumerie genrée. Pas de parfum pour homme ou pour femme. Pourtant, les segmentations reviennent insidieusement dans les briefs.

11 – Comment maintenir cette liberté sans perdre l’adhésion des distributeurs ou du public ?

« C’est peut-être encore vrai dans certaines maisons traditionnelles, mais je crois que la parfumerie de niche s’en est depuis le départ affranchie. En ce qui nous concerne, nos créations sont portées aussi bien par des hommes que par des femmes. Hibiscus Mahajad, par exemple, contient de la rose — une matière souvent perçue comme féminine — et pourtant, il est porté par des hommes aux quatre coins du monde. Je crois profondément que cette liberté de s’approprier un sillage, indépendamment des codes, est en train de s’ancrer durablement. » – Thibaud Crivelli

Le Labo a conquis New York avec une stratégie de boutique-manifeste. Byredo s’est imposé à l’international en construisant un univers lifestyle du parfum à la mode, en passant par le mobilier. Diptyque, elle, a construit une esthétique à part entière.

12 – Quel est, pour vous, le point de bascule qui transforme une maison en mythe ?

« Je ne crois pas qu’il existe une seule recette. En revanche, rien ne peut se passer sans le produit, qui doit rester le cœur de notre travail et doit intégrer à la perfection les valeurs et les codes de la marque. Les autres éléments d’expression sont importants, mais je crois fortement qu’ils sont développés pour mettre en valeur le produit de la meilleure manière.

Ensuite, ce qui compte c’est de rester fidèle à ce que l’on est, à ce que l’on cherche à transmettre. Être en cohérence avec son ADN, proposer quelque chose de différent, avec cette impulsion première qui a donné naissance à la marque. Le reste suit, ou pas — mais au moins, c’est juste. » – Thibaud Crivelli

Vous êtes adossé au Groupe Batteur, qui assure la production sans intervenir dans la direction artistique. Ce soutien reste peu visible.

13 – Qu’est-ce que cette forme d’alliance rend possible ?

« NA. Nous ne sommes pas adossés au Groupe Batteur.

Je suis le créateur et l’actionnaire majoritaire de Maison Crivelli, et chaque décision, qu’elle soit artistique ou stratégique, me revient. Cette indépendance est précieuse : elle garantit que chaque choix reflète la vision initiale, sans compromis. » – Thibaud Crivelli

V. Vision long terme

L’avenir du parfum passe déjà par l’IA, les recommandations automatisées, les choix prédictifs basés sur les données d’achat.

14 – L’IA peut-elle vraiment prédire un coup de cœur olfactif ?

« Je pense que c’est un outil qui peut pressentir des tendances, cartographier les attentes, peut-être même anticiper certains comportements. Mais provoquer un frisson, une émotion inattendue, toucher quelque chose de profondément humain… je ne crois pas que ce soit encore à sa portée. Cela dit, je reste curieux. Il faudra voir ce que l’industrie en fera — et jusqu’où elle ira. » – Thibaud Crivelli

Votre maison s’est construite sur la surprise. Mais à mesure que vous lancez de nouveaux parfums, un style Crivelli émerge.

15 – Comment continuer à surprendre quand votre signature devient reconnaissable ?

« Nous allons poursuivre la création de parfums profondément ancrés dans le réel, inspirés par des instants de vie, ce qui les rend riches et profondément tangibles. Nous continuerons à explorer des contrastes inattendus qui laissent des sillages puissants. Si nous restons fidèles à cette direction, je suis convaincu que cela nous permettra de continuer à surprendre, à émerveiller. C’est ce qui deviendra peut-être notre signature finalement : pas la sélection de matières premières favorites, mais bien cette démarche singulière dans le processus créatif, avec l’idée de surprendre constamment avec chaque nouvelle création. » – Thibaud Crivelli

The New Siècle remercie Thibaud Crivelli pour avoir répondu favorablement à notre interview et ainsi livrer sa vision et son expérience à nos lecteurs.

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Nom d'auteur Juliette Lamy
Juliette Lamy a fait ses armes dans l’audiovisuel puis à la rédaction de Gala.fr et Webedia. Au sein de The New Siècle, elle orchestre les formats exclusifs : Interview, 1 Min Chrono, Le Versus et Entretien avec l’IA. Quelle que soit la thématique, intelligence artificielle, innovations, gaming, elle traque toujours l’intention. Ce que cela change. Pour qui, et pourquoi. Ses phrases, souvent courtes et rythmées, sont sa signature intellectuelle.
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