Dans cet entretien inédit, The New Siècle a interrogé Tony Pinville sur les fondations techniques de son modèle, les limites réelles de prédiction de la désirabilité, l’infiltration stratégique de l’IA dans les maisons de luxe, les enjeux entre prévision et création, et l’avenir d’un marché où la donnée prétend guider le goût.

I. La science au service de la mode

1 – En tant que scientifique, qu’est-ce que votre approche vous permet de détecter que l’œil du styliste pourrait négliger ?

« Ce n’est pas tant une question de détecter ce que l’œil du styliste pourrait négliger, mais plutôt de lui offrir un outil qui étend et renforce ses capacités. Grâce à l’intelligence artificielle, nous pouvons confirmer et quantifier les intuitions du styliste, et fournir une vision globale, car l’IA analyse les tendances à l’échelle mondiale et détecte les différences régionales. Enfin, anticiper l’évolution des tendances, par exemple, notre solution prédit une croissance de 21 % du tuxedo jacket en France d’ici 2026, alors qu’une légère décroissance de 2 % est attendue au Japon sur la même période. » – Tony Pinville

Votre technologie repose sur l’analyse quotidienne de plusieurs millions d’images issues des réseaux sociaux.

2 – Pourquoi avoir misé sur “l’image sociale” plutôt que sur des historiques de ventes ou des panels consommateurs ?

« Les données de vente restent utiles, mais elles ne racontent que le passé d’une marque. Elles ne permettent pas d’anticiper les signaux faibles, ni les ruptures comportementales qui naissent en dehors de son propre écosystème. Quant aux panels consommateurs, ils apportent parfois des éclairages intéressants, mais restent souvent limités en taille, en diversité, et peu prédictifs face à l’émergence de nouveaux phénomènes. L’image sociale, elle, permet de capter en temps quasi réel ce qui se joue à l’échelle mondiale. » – Tony Pinville

Vous promettez des prédictions à 24 mois avec 90 % de précision sur les tendances montantes. Votre IA analyse chaque jour plus de 3 millions d’images issues des réseaux sociaux, et détecte plus de 2 000 attributs par image.

3 – Dans un secteur aussi fluctuant que la mode, qu’est-ce qu’un “bon résultat” signifie vraiment ?

« Un “bon résultat” ne se résume pas à la précision brute, mais à la capacité de distinguer une viralité passagère d’une véritable tendance de fond. Nous distinguons plusieurs profils : les “edgy”, pionniers qui amorcent les tendances, les “trendy”, influenceurs qui les diffusent, et le mainstream, qui les adopte une fois qu’elles sont installées. Cela nous permet de différencier un simple épiphénomène viral, souvent limité à certains influenceurs, d’une tendance qui s’ancre durablement dans le marché.

Par exemple, l’imprimé “Big Dots” connaît actuellement un regain d’intérêt, visible dans les collections de maisons de luxe, sur les réseaux sociaux et dans les looks de rue. Selon nos analyses, la tendance se distingue en Europe (+17 %) et aux États-Unis (+12 %), notamment auprès des profils edgy. En Chine (+1 %), les signaux restent timides : l’imprimé séduit les segments trendy et mainstream, avec une dynamique encore modérée.

En Europe comme aux États-Unis, nous identifions cette tendance comme un “comeback”. Ce regain d’intérêt pourrait déclencher un effet boule de neige dans d’autres régions. En mesurant l’ampleur, la durée de vie et l’impact sur différents clusters, nous fournissons à nos clients des prévisions concrètes et actionnables sur les tendances de vêtements, chaussures, sacs, imprimés, tissus, etc. » Tony Pinville

4 – Si une marque cliente sait comment votre IA raisonne, peut-elle volontairement alimenter certains signaux pour faire monter ses propres attributs ou silhouettes dans vos prédictions ?

« En réalité, non, c’est justement l’avantage de notre approche : nous travaillons à très grande échelle, en analysant des panels larges et représentatifs de plus de 50 000 profils par pays. Notre IA ne se limite pas à suivre quelques influenceurs ou à observer des cas isolés. Grâce à cette couverture massive, il serait quasiment impossible pour une seule marque d’influencer significativement nos analyses ou de “faire monter” artificiellement ses propres attributs. Les signaux que nous captons reflètent véritablement l’évolution globale du marché, ce qui garantit la fiabilité et l’objectivité de nos prédictions. » – Tony Pinville

5 – Comment traitez-vous les erreurs de prédiction et à quoi sont-elles dues ?

« Aucun modèle d’IA ne peut garantir 100 % de bonnes prédictions : l’erreur fait partie du processus. Et il ne faut pas oublier qu’on la compare à l’intuition humaine pour laquelle on n’a même pas cherché à mesurer les erreurs !

Les erreurs de prédiction sont souvent dues à un manque ou une insuffisance d’informations. Par exemple, certaines tendances peuvent émerger pour des raisons extérieures difficilement détectables par les données analysées (influences culturelles, phénomènes soudains, ou événements exceptionnels). Nous travaillons continuellement à améliorer nos modèles grâce à notre équipe de recherche et à diversifier nos sources de données, mais il est important de garder à l’esprit que l’IA reste un outil d’aide à la décision, jamais une boule de cristal. » – Tony Pinville

II. Convaincre le secteur

Vous travaillez avec Dior, Prada, mais aussi Adidas et New Balance. Or ces marques ne partagent ni les mêmes publics, ni les mêmes codes.

6 – Comment votre IA s’adapte-t-elle à cette diversité ?

« Son rôle n’est pas de dicter une tendance, mais d’éclairer les trajectoires possibles. Pour une même dynamique, une marque “edgy” et une marque “mainstream” ne prendront pas nécessairement les mêmes décisions, et c’est là toute la force de notre approche.

En distinguant les signaux émergents des tendances déjà installées, notre IA permet aux marques d’ajuster leur curseur stratégique. Une marque avant-gardiste peut capitaliser sur les tendances émergentes pour garder son avance, tandis qu’une marque plus généraliste pourra attendre que la tendance se confirme auprès du grand public. 

En résumé, notre solution offre une vision claire et personnalisable du marché, tout en laissant à chaque marque la liberté et l’agilité d’exploiter ces analyses selon sa propre identité et sa stratégie. » – Tony Pinville

En 2019, vous levez 4 millions d’euros avec Elaia et Serena, deux fonds de capital-risque français spécialisés dans l’investissement technologique, ainsi qu’avec plusieurs figures de l’industrie du luxe.

7 – Comment avez-vous convaincu que la désirabilité était un actif calculable et monétisable à grande échelle ?

« En montrant que la désirabilité pouvait se traduire en ROI : le surstock coûte chaque année entre 70 et 140 milliards de dollars au secteur. Notre solution permet de mesurer et d’anticiper la demande, d’optimiser les assortiments et de réduire ces excédents, transformant ainsi un actif immatériel en levier de performance directement monétisable. » – Tony Pinville

III. Concurrence et lignes de fuite

Votre chiffre d’affaires annuel est estimé à 6,7 millions de dollars. Ce chiffre vous place parmi les acteurs visibles, mais encore loin de vos concurrents tels que WGSN, EDITED, Stylumia, ou encore Nextail, qui s’appuient davantage sur des données de vente ou des recherches en ligne.

8 – Face à ces approches plus larges, votre lecture des signaux visuels reste singulière. Jusqu’où cette différenciation peut-elle tenir dans la durée ?

« C’est justement cette singularité qui fait notre force et notre valeur ajoutée sur le marché. Contrairement aux solutions qui reposent principalement sur des données de vente ou des recherches en ligne, notre approche nous permet d’anticiper les tendances jusqu’à deux ans à l’avance, là où les historiques de vente ne reflètent que le passé.

Notre solution va plus loin que les approches traditionnelles, comme celles de WGSN, qui proposent surtout des données qualitatives, souvent non quantifiées et donc difficilement actionnables pour les marques. Par ailleurs, notre rapprochement récent avec Luxurynsight nous permet désormais d’intégrer aussi les prix de vente réels, offrant ainsi à nos clients une vision globale, à la fois prospective et opérationnelle du marché.

Ce n’est qu’une question de temps pour que notre CA dépasse ces acteurs historiques. » – Tony Pinville

Google a publié des travaux sur la mode prédictive, Amazon a testé Echo Look avant de l’abandonner.

9 – Redoutez-vous qu’un acteur généraliste réinvestisse ce terrain avec une puissance de feu que vous n’aurez jamais ?

« Nous ne sommes pas inquiets. Justement parce que ce n’est pas leur métier d’accompagner les marques de mode dans la compréhension fine et la quantification de ce que les consommateurs souhaitent porter. Il est certain que nous ne rivaliserons jamais avec Google ou Amazon sur la puissance de calcul ou la quantité brute de données, en revanche, notre valeur ajoutée réside dans la capacité à fournir des insights actionnables précis et directement adaptés aux enjeux des marques de mode. 

Là où un acteur généraliste proposera des analyses globales, nous nous concentrons sur la pertinence des recommandations pour permettre à chaque marque de prendre des décisions éclairées et réellement impactantes. » – Tony Pinville

L’analyse des tendances reposait autrefois sur une pluralité de regards : stylistes, bureaux de mode, créateurs, signaux culturels.

10 – Pensez-vous qu’à terme, des outils comme le vôtre finiront par s’imposer comme les seuls capables de prédire ce qui va réellement émerger ?

« Je ne pense pas. Il s’agit plutôt de deux approches complémentaires, qui poursuivent des objectifs différents. Les stylistes et créateurs ont une démarche créative : ils imaginent l’après, proposent du neuf, expriment une vision personnelle et émotionnelle. Les bureaux de mode ont aussi un rôle à jouer, en étudiant les grands changements sociétaux et culturels sur le long terme, des dimensions qui ne se reflètent pas toujours directement dans les données brutes. » – Tony Pinville

The New Siècle remercie Tony Pinville pour avoir répondu favorablement à notre interview et ainsi livrer sa vision et son expérience à nos lecteurs.

Nom d'auteur Juliette Lamy
Juliette Lamy a fait ses armes dans l’audiovisuel puis à la rédaction de Gala.fr et Webedia. Au sein de The New Siècle, elle orchestre les formats exclusifs : Interview, 1 Min Chrono, Le Versus et Entretien avec l’IA. Quelle que soit la thématique, intelligence artificielle, innovations, gaming, elle traque toujours l’intention. Ce que cela change. Pour qui, et pourquoi. Ses phrases, souvent courtes et rythmées, sont sa signature intellectuelle.
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