
Interview : Dr Luc Julia – Co-créateur de Siri
Il a co-créé Siri avant de claquer la porte d’Apple, a été Directeur Technique et Vice-Président pour l’innovation chez Samsung Electronics, puis insufflé l’intelligence artificielle au cœur des automobiles Renault. Aujourd’hui Chief AI Officer d’Ampere, filiale électrique du groupe, Luc Julia incarne une voix rare dans la tech : celle du sceptique éclairé. À l’heure où l’IA est brandie comme un mythe total, Dr. Julia persiste : il n’existe ni conscience machine, ni miracle algorithmique. Juste des outils, brillants parfois, imparfaits toujours, au service de l’humain. Auteur de “L’intelligence artificielle n’existe pas”, publié en 2019, ce franco-américain déconstruit les fantasmes avec une précision d’ingénieur et une obsession : rappeler que l’innovation est d’abord une affaire de responsabilités, pas de storytelling.
Dans cet entretien exclusif, The New Siècle explore la trajectoire et les convictions de Luc Julia, figure emblématique sur la scène mondiale de l’IA.
I. L’IA entre mythe de marché et réalité de labo
Vous dites que « l’intelligence artificielle n’existe pas ». C’est le titre de votre livre publié en 2019. Pourtant, des entreprises entières construisent leur avenir sur cette technologie.
1 – À cet égard, comment pouvez-vous défendre cette idée ?
« L’intelligence qui n’existe pas, c’est malheureusement celle dont on parle tout le temps. Vous, les journalistes, mais aussi beaucoup d’autres personnes, évoquez cette intelligence artificielle rêvée et fantasmée. Celle que j’appelle l’intelligence artificielle de Terminator, qui fait peur, qui va nous tuer, ou l’intelligence artificielle de Her, dont on va tomber amoureux. Cette intelligence artificielle-là, qu’on pourrait appeler un peu l’intelligence artificielle générale, elle n’existe pas, et elle n’existera jamais.
Par contre, depuis la nuit des temps, et pas seulement depuis qu’on a mis les mots sur “intelligence artificielle” en 1956, nous, les humains, avons conçu des systèmes qui ont l’air intelligents pour des tâches particulières. Il n’y a donc pas une intelligence artificielle, mais des intelligences artificielles. Si je devais vraiment en donner une définition, je dirais que c’est une boîte à outils, dans laquelle on trouve des outils aussi variés que des marteaux, des tournevis, des scies. » – Luc Julia
Vous avez dirigé des labos à Stanford, chez HP, chez Samsung, chez Apple. Des lieux où l’on invente.
2 – Est-ce que la liberté d’innovation existe vraiment quand les feuilles de route viennent du board, des financiers ou du marché ?
« J’ai eu la chance de ne jamais être contraint. J’ai été libre de faire ce que je voulais, avec carte blanche. Donc oui, on peut faire ce qu’on veut. Évidemment, quand on est dans une entreprise, il y a des conflits en interne parce qu’on a envie de faire des choses qui ne sont pas forcément considérées comme prioritaires. C’est plus une question de priorités qu’une question de direction imposée par le board. » – Luc Julia
Longtemps réticente à externaliser des requêtes à des acteurs tiers en raison du RGPD et de son positionnement historique sur la protection des données personnelles, Apple a finalement intégré ChatGPT dans Siri via « Apple Intelligence ».
3 – Pourquoi Apple a choisi d’intégrer la technologie d’OpenAI à Siri plutôt que de s’appuyer sur sa propre intelligence artificielle ?
« La réalité, c’est qu’Apple est en retard. Ils n’ont pas pris le tournant des IA génératives en 2023. C’est pour ça qu’en 2024, ils ont signé un accord avec OpenAI pour pouvoir intégrer leur technologie dans les cas où ils ne pouvaient pas répondre. Dans ces cas-là, c’est OpenAI qui prend le relais. Ils ont bien joué, d’ailleurs, parce qu’ils ne paient rien : c’est OpenAI qui prend tous les coûts. C’est malin, d’autant qu’ils vont aussi récupérer les usages. Ils vont comprendre ce que les gens font avec Siri, ce qui part vers OpenAI, et donc pouvoir réinternaliser. Je pense que le 9 juin, à la prochaine Keynote Apple, on va vraiment découvrir ce qu’ils appellent “Apple Intelligence”, et qui va sans doute rapatrier une partie de ce qui est aujourd’hui envoyé à OpenAI.
Siri, ou Apple en général, n’est pas toujours à la pointe de l’innovation, surtout sur le software. En 2013, ils n’avaient pas pris le virage du deep learning pour Siri. À l’origine, en 2011, Siri était un vrai assistant vocal innovant. Ensuite sont arrivés Google Assistant, Alexa, etc., et Siri a mis trois ou quatre ans à récupérer une place sur le podium, vers 2017. Ce n’est donc pas surprenant. Le software n’est clairement pas leur spécialité. Et donc, parfois, ils ont du mal à l’allumage. » – Luc Julia
4 – D’après vous, quelle est la plus grosse faille de Siri ? Et par opposition, sa plus grande force ?
« La plus grosse faille de Siri aujourd’hui, c’est justement de ne pas être à jour par rapport aux technologies que les gens attendent, et qu’ils connaissent. Depuis fin 2022, ils ont l’habitude de ChatGPT, et ils se demandent pourquoi Siri n’est pas conversationnel. Aujourd’hui, Siri fonctionne comme ça : vous posez une question, il y a une réponse. Point. La plus grande force, en revanche, c’est qu’il y a 500 millions d’utilisateurs sur une plateforme très répandue. Et Siri est sympa. Ou « elle » est sympa, selon la voix qu’on lui donne. » – Luc Julia
II. Fronts géopolitiques : Europe, Corée, États-Unis
En Europe, on parle beaucoup de « souveraineté technologique ». Mais nos plateformes restent largement dépendantes des États-Unis ou de la Chine.
5 – Vous, qui avez travaillé des deux côtés de l’Atlantique, que manque-t-il à l’Europe pour faire émerger ses propres champions ?
« Des sous. Ce n’est pas compliqué. L’Europe est un endroit extraordinaire pour les cerveaux. On a des systèmes éducatifs absolument fabuleux, surtout en France. Contrairement à ce qu’on dit, parce qu’on aime bien se flageller en se référant à PISA ou d’autres systèmes de notation, qui ne servent à rien, on est très, très bons. On est particulièrement bons dans le domaine que je connais : l’intelligence artificielle. On est même les meilleurs du monde. Ce ne sont pas mes mots, mais ceux des médaillés Fields : on est les meilleurs en mathématiques, donc on est les meilleurs en IA. Et ça se voit dans la Silicon Valley : tous les chefs d’IA sont français.
On a des idées extraordinaires, on crée des pépites, on crée des startups. Grâce à Fleur Pellerin, grâce à la French Tech, à la BPI. Cela a permis de créer un bel environnement entrepreneurial, et c’est génial. Mais on ne sait pas créer des scale-ups. Il y en a quelques-unes qu’on appelle des licornes. Une vingtaine. Mais certaines sont déjà mortes, car on ne sait pas faire. Quand on regarde bien, ces licornes ne sont pas financées par des financements européens ou français. C’est ça, notre problème : l’argent. Dès qu’il faut investir plus de 10 millions, les fonds locaux décrochent. Or, pour développer des entreprises, il faut 100 millions, un milliard. En Silicon Valley, on sait faire.
La principale raison à cela, c’est le risque. En France, on ne sait pas prendre de risques, on a peur de l’échec. En Silicon Valley, au contraire, l’échec fait partie de la culture. On doit échouer pour réussir. C’est une culture héritée de la conquête de l’Ouest, de la ruée vers l’or. On ne sait pas ce que ça va donner, mais on tente, on essaie. Et si on échoue, on recommence. En France, si vous échouez, vous êtes au coin à l’école, ou au placard dans l’entreprise. Il faudrait apprendre que l’échec a de la valeur. » – Luc Julia
La course actuelle est dominée par des modèles fermés, très gourmands en données et en énergie.
6 – Que penser des approches comme celles de Mistral AI, une IA européenne, et même française, qui mise sur l’open source ? Est-ce une vraie alternative ou un positionnement marketing ?
« C’est beaucoup de marketing. Je les aime beaucoup, je les connais très bien. Ils ont de super idées. C’est très malin, par rapport à d’autres. Ils ont fait plus vite, ils ont fait des choses intéressantes. En réalité, les 100 premiers millions ont été apportés par des investisseurs européens. Mais les 500 suivants, non. Donc voilà, ils sont français sur le papier, beaucoup moins dans les faits. Les initiateurs sont français, la plupart de leurs salariés sont français, mais les fonds qu’ils ont levés pour leur gros tour de table, eux, ne sont pas français. Est-ce que ça veut dire que c’est souverain ? Je ne sais pas. » – Luc Julia
III. Renault : coder la machine, décoder l’industrie
En 2021, vous avez rejoint Renault en tant que Chief Scientific Officer. L’automobile est aujourd’hui un champ de bataille technologique : conduite autonome, cockpit intelligent, data embarquée…
7 – La voiture entièrement autonome existera-t-elle un jour ?
« Je suis persuadé que la voiture autonome n’existera jamais. Donc je ne vais certainement pas y travailler, et je ne pense pas que Renault devrait y travailler non plus. Je suis persuadé que la technologie, en particulier les agents artificiels, peuvent apporter des choses extraordinaires à une entreprise comme Renault. Non seulement dans le véhicule lui-même, sans parler de conduite autonome, mais pour de la conduite assistée. On va pouvoir aider les gens à mieux conduire, à avoir moins d’accidents. Il y a un million de morts sur les routes chaque année dans le monde. Grâce aux aides à la conduite, ou ADAS, on peut certainement faire baisser ce chiffre de manière significative. Ce n’est pas le niveau 5 de la conduite autonome, celui qu’Elon Musk nous a promis en 2014. Aujourd’hui, on sait qu’il a menti. Ce niveau n’existe pas. Ni chez Waymo, ni chez les Chinois. Les gens ont commencé à s’en rendre compte en 2017. Moi, je le disais depuis le début. » – Luc Julia
8 – Alors que l’intelligence artificielle s’impose désormais dans l’automobile, derrière la promesse d’autonomie, quel danger réel fait-on entrer dans nos véhicules ?
« À condition de ne pas viser une voiture générale, capable de tout faire seule en permanence, alors oui, ça fonctionne. La voiture freinera mieux que moi, verra mieux que moi, et accomplira de nombreuses tâches spécifiques, mieux que moi. Dans ces cas-là, les taux de pertinence, les taux de réussite, ce ne sont que des statistiques, certes, seront supérieurs aux miens. Parce que l’outil est meilleur que moi. La conduite est complexe : elle implique une multitude de tâches. Si l’on tente de toutes les combiner, cela ne fonctionne pas. C’est précisément pour cette raison qu’il ne faut pas viser une solution globale.
En revanche, dans des cas très particuliers : une autoroute, une route toute droite, sans chat, sans vélo, sans piétons, etc… Là, c’est facile. Il existe des moments, des lieux, des contextes où l’on pourra créer quelque chose qui ressemble à de la conduite autonome, parce que les conditions seront particulières. Donc, ne visons pas les cas généraux. Visons les cas particuliers. Parce que là, nous savons que l’outil, par définition même, sera meilleur que nous. » – Luc Julia
IV. Lignes rouges, lignes d’avenir
Dans votre livre “On va droit dans le mur ?” publié en mars 2022, vous abandonnez la posture d’ingénieur pour celle d’un citoyen inquiet, presque lanceur d’alerte.
9 – Où se situe selon vous la ligne rouge à ne pas franchir ?
« Elle se situe là où notre éthique se situe. C’est ce que j’essaie de faire à travers mes conférences, mes livres, etc. Je viens d’ailleurs de publier un ouvrage sur les IA génératives, justement pour expliquer ce que c’est, et ce que ce n’est pas. Distinguer les mythes des réalités. Donc on commence par s’éduquer, et ensuite, on peut prendre des décisions. Oui, l’usage des IA abîme la planète, sur beaucoup de points. Ça consomme énormément d’électricité, ça génère du CO2, ça utilise beaucoup d’eau. Après, cela dépend de notre éthique personnelle, de l’éthique des entreprises, des gens. Peut-être qu’à un moment donné, le régulateur devra intervenir, lever un drapeau rouge, et dire que certains usages ne servent à rien. Donc on évalue : entre ce que cela coûte en impact écologique et ce que cela permet d’accomplir. Faire des trucs débiles avec l’IA ? On peut. Moi, j’essaie de ne pas le faire. » – Luc Julia
10 – À l’inverse, quels sont les usages qui vous enthousiasment vraiment ? Qu’est-ce qui, dans l’IA d’aujourd’hui, vous semble porteur d’émancipation plutôt que d’aliénation ?
« Ce qui m’enthousiasme, c’est la médecine. Il y a des choses extraordinaires à faire dans ce domaine. Dans les deux sens : pour la détection très en amont des maladies, parce que nous sommes des statistiques, notre ADN est statistique, et l’on peut donc repérer des signaux faibles très tôt, selon certaines combinaisons. De l’autre côté, pour la découverte de nouvelles molécules, de nouveaux médicaments afin de combattre ces maladies. Je pense que le transport est aussi un domaine très intéressant. Les sociétés vieillissent, il faut les accompagner. Et les aides à la conduite peuvent permettre de sauver des vies. Ce qui m’intéresse, c’est que ces technologies soient réellement au service des gens. Et sauver des vies, c’est évidemment le Graal. » – Luc Julia
11 – Dans cinq ans, que restera-t-il selon vous de la hype actuelle autour de l’IA générative ?
« L’IA générative sera morte dans cinq ans. C’est-à-dire que, telle qu’on la connaît aujourd’hui, ces gros modèles à la OpenAI, seront devenus inutiles. On va dériver des grands modèles vers des outils spécifiques. Sur la base de cette technologie, on construira des applications très pratiques. C’est déjà ce qu’on observe dans la Silicon Valley : les nouvelles entreprises s’appuient sur ces idées pour des usages très ciblés, avec des pertinences bien plus fortes que celles de ChatGPT ou autres, qui répondent souvent à des questions stupides… et de manière tout aussi stupide, d’ailleurs. C’est ainsi que l’évolution se fera. Si l’on regarde l’histoire de l’intelligence artificielle, qui a officiellement 70 ans, on constate que, chaque fois qu’un nouveau type d’IA émerge, on commence par s’emballer. On croit que c’est l’intelligence. Mais ce n’est pas vrai. C’est du Pinocchio. Ensuite, on revient à la réalité, et on développe des solutions robustes, spécifiques, utiles. Toutes les IA, dans l’histoire de l’IA, ont suivi ce cycle : on fantasme, puis on se calme, et on crée des outils pour les vrais gens. » – Luc Julia
The New Siècle remercie Luc Julia pour avoir répondu favorablement à notre interview et ainsi livrer sa vision et son expérience à nos lecteurs.

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