Dans cet entretien inédit, The New Siècle a interviewé Cyrile Deranlot sur les lignes de fracture qu’ouvre son innovation : la possibilité de fixer un prix sans cotation, l’impact réel d’un or écoresponsable, les résistances du luxe aux matériaux hybrides et les zones d’ombres de la traçabilité. L’interview explore ainsi un pari risqué : celui de déplacer la valeur.

I. Peut-on redéfinir l’or sans le dénaturer ?

Le prix de l’or, indexé sur les marchés mondiaux, frôle régulièrement des sommets historiques. À l’inverse, l’or de Daumet n’est pas coté : sa valeur repose sur une transformation technologique et une réduction de la matière.

1 – Comment fixer un prix quand on défie à la fois la quantité et la cotation ?

« Nos prix ne sont pas directement liés au cours de l’or. Nous vendons aux bijoutiers la possibilité d’implémenter un nouveau produit dans leurs collections, avec une marge supérieure à celle qu’ils font actuellement avec les bijoux blancs en argent ou laiton rhodié. 

Daumet travaille avec tout type d’or, mais le plus souvent avec de l’or pur, 24 carats. Nous savons mettre de l’or pur sur des matières sur lesquelles on ne l’a jamais vu jusqu’à maintenant et ce avec une qualité et une durée de vie en phase avec les exigences d’un produit de luxe. La société s’est même vue décerner le label “Entreprise du Patrimoine Vivant” en 2025 pour ce savoir-faire d’exception. Il permet aux Maisons de luxe de vendre des personnalisations pour les clients les plus fortunés et leur permet également d’accroître leurs marges sur le segment premium.

Étant précurseur, Daumet ne fixe donc pas son prix sur la quantité d’or et sur sa cotation mais sur l’innovation et la répartition de la valeur ajoutée produite. » – Cyrile Deranlot

L’or Daumet conserve 75  % d’or pur. Visuellement et au toucher, rien ne semble trahir la différence.

2 – Alors, comment distinguer un or traditionnel d’un or Daumet ?

« Quand on parle de l’or Daumet contenant 75 % d’or, on parle de son or blanc. Il y a donc bien une différence d’aspect avec l’or pur qui est jaune. On distinguera bientôt l’or blanc Daumet par un poinçon de maître apposé sur les pièces plaquées or blanc. » – Cyrile Deranlot

Vous appliquez votre alliage sur des matières comme la soie, la plume ou encore le cuir, un procédé irréalisable avec de l’or pur.

3 – Quel est, dans votre procédé, le levier scientifique précis qui rend possible une telle finesse de dépôt ?

« Justement, notre procédé est le plus souvent mis en œuvre avec de l’or pur. Je ne vais pas révéler publiquement comment nous faisons mais nous pouvons dire que Daumet a compris comment ancrer les atomes d’or sur les atomes d’une surface plutôt que de déposer une couche mince d’or sur cette surface. Grâce à cette compréhension innovante de l’or, Daumet sait réaliser des dorures qui résistent à l’épreuve du temps, et ce sur un très grand nombre de matières différentes. » – Cyrile Deranlot

En allégeant la part d’or pur, votre alliage redéfinit les standards du métal précieux. Toute transformation impose un compromis.

4 – Quelles sont les limites de votre matériau ? Et jusqu’où peut-il vraiment rivaliser avec l’or massif qu’il entend substituer ?

« Daumet ne concurrence pas l’or massif car nous travaillons uniquement en couche mince. Cependant, l’or pur est utilisé pour des applications industrielles (électronique, spatial, optique…) et cette utilisation représente 15 % du volume total annuel d’or consommé. Nous visons à substituer une part conséquente de cette utilisation industrielle par des alliages or-tungstène et ainsi, au global, économiser 100 tonnes d’or par au profit du tungstène.

Il faut bien garder à l’esprit que l’usage principal de l’or, la bijouterie, n’est pas fait avec de l’or pur. L’or est un métal très mou (on dit malléable et ductile en métallurgie) donc on doit le mélanger avec d’autres métaux pour pouvoir le durcir et ainsi obtenir un bijou pérenne. En fonction des métaux avec lequel on le mélange on obtient les trois grandes couleurs qu’on connaît : jaune, rose et blanc. » – Cyrile Deranlot

III. Changer les usages, défier les normes

Vous proposez un or éco-responsable, dont la fabrication repose sur un procédé de haute technologie. Or, toute transformation industrielle engage une dépense énergétique, parfois opaque. La promesse environnementale peut alors se heurter à un effet rebond.

5 – Le coût énergétique de votre procédé ne risque-t-il pas de contredire les bénéfices écologiques que vous revendiquez ?

« 85 % du coût environnemental d’un produit de luxe provient de l’extraction minière. Utiliser des métaux plus abondants dans la terre pour blanchir l’or comme le fait Daumet permet donc de diminuer drastiquement ce coût environnemental. Pour la bijouterie, Daumet agit actuellement sur deux plans : la réduction de la quantité de palladium utilisée dans un bijou en or blanc 18 carats (passage de 21 % à 13 % sur les 25 % de métaux ajoutés à l’or), et la substitution du rhodium (métal le plus rare sur Terre donc très impactant) par l’alliage or-tungstène le plus blanc au monde. » – Cyrile Deranlot

Vos clients sont des maisons qui valorisent la tradition et la matière noble. Or vous leur proposez une technologie hybride, encore peu connue.

6 – Quelle approche marketing adoptez-vous pour présenter votre innovation dans un univers où l’absence de matière noble peut sembler trahir les fondements mêmes du luxe ?

« Justement, nous ne trahissons pas ce fondement. Sur le segment ultra luxe, nous personnalisons avec de l’or là où il n’y en avait pas donc nous permettons aux Maisons d’apporter une différenciation majeure pour leurs clients les plus fortunés. Sur le segment luxe premium, nous apportons des matières précieuses à coût contenu donc nous permettons aux Maisons d’augmenter leurs marges. 

Cependant, c’est effectivement un défi de vendre une technologie innovante basée sur des équipements “industriels” quand les Maisons veulent mettre en avant le travail de la main. Nous tentons d’y répondre en définissant une offre à l’interface entre art et science, l’art étant considéré par les acteurs du luxe comme la seule activité créative qui est supérieure à la leur. » – Cyrile Deranlot

Le marché de l’or recyclé est estimé à plus de 50 milliards de dollars en 2023, avec un taux de croissance annuel de 7 %.  Des maisons comme Cartier ou Prada intègrent désormais ce matériau dans leurs collections. Mais l’intégration d’alliages innovants tel que le vôtre reste minime. 

7 – Pourquoi le luxe, si prompt à parler d’avenir éco-responsable, reste-t-il si lent à accepter ce type de matériaux d’avant-garde ?

« Les procédés et matériaux de fabrication utilisés en bijouterie ou, plus largement dans le luxe, sont maîtrisés depuis plus de cent ans. On ne transforme pas rapidement une telle longévité commerciale et technique, fusse-t-elle basée sur une innovation éco-responsable. Ce critère a pris beaucoup d’ampleur entre 2016, année de création de Daumet, et aujourd’hui. Cependant, s’il est un critère de choix nécessaire pour une adoption “rapide”, il n’est pas suffisant. Aujourd’hui, l’or 18 carats le plus blanc au monde de Daumet n’est pas assez blanc pour concurrencer le rhodium sur toutes les collections de bijouterie.

J’attire votre attention sur le fait que parler de marché de l’or recyclé est une pure invention marketing. Aujourd’hui, les équipes intègrent ce vocabulaire dans les campagnes car c’est vendeur vis-à-vis de clients de plus en plus soucieux du sourcing. Mais, dans les faits, que ce soit pour la fabrication de bijoux ou d’autres produits, l’or a toujours été recyclé. 

Si vous regardez les chiffres annuels publiés par le World Gold Council, vous constaterez que la quantité d’or recyclé réinjecté annuellement dans la production est quasiment équivalente à la demande du marché de la bijouterie. Vous pourriez donc considérer que 100 % des bijoux fabriqués dans le monde le sont avec de l’or recyclé… Le problème n’est donc pas sur l’expression “or recyclé” mais sur les considérations environnementales que certains affichent comme par exemple des “bijoux 0 carbone”. Là, il y a débat dans la communauté… » – Cyrile Deranlot

L’or est également prisé pour ses propriétés physiques : conductivité électrique, résistance à la corrosion, ou encore stabilité chimique. Ces qualités en font un matériau stratégique pour l’électronique et l’aérospatiale par exemple.

8 – L’alliage Daumet conserve-t-il ces propriétés fondamentales ?

« À la base, les alliages or-tungstène valorisés par Daumet ont été mis au point au CNRS pour des besoins en microélectronique et plus spécifiquement pour avoir des ors qui conduisent mal le courant (faible conductivité électrique). On modifie donc les propriétés intrinsèques de l’or pur mais de façon contrôlée, pour obtenir les propriétés dont nous avons besoin. Les propriétés des alliages or-tungstène sont donc différentes de celles de l’or pur et parfois de façon très positive, comme pour certaines applications industrielles que j’ai citées auparavant. » – Cyrile Deranlot

IV. Légitimer l’hybride

En mars 2025, Daumet devient la première deeptech à recevoir le label « Entreprise du Patrimoine Vivant », jusque-là réservé à des savoir-faire plus traditionnels.

9 – Comment avez-vous convaincu les institutions qu’une technologie de rupture pouvait incarner un patrimoine d’excellence ?

« D’abord, nous avons montré ce que nous faisons pour les Maisons et donc les ennoblissements d’exception que nous réalisons pour elles. Ces travaux dénotent indubitablement un savoir-faire d’exception. Ensuite, nous avons démontré la stratégie de propriété industrielle qui était sous-jacente à nos travaux (brevets et savoir-faire secrets). 

Puis nous avons démontré l’apport de notre technologie dans la préservation de ressources et donc ses enjeux environnementaux et sociaux. L’ensemble de notre travail a constitué un patrimoine d’excellence que l’Etat a choisi de reconnaître et valoriser. » – Cyrile Deranlot

10 – Dans dix ans, imaginez-vous que l’or tel qu’on le connaît aujourd’hui soit devenu marginal face à des alliages comme le vôtre ?

« Non, loin de là. Aujourd’hui, l’Homme consomme environ 4500 tonnes d’or par an : 50 % pour la bijouterie, 35 % pour le monétaire (pièces et lingots), et 15 % pour l’industrie. Les alliages de Daumet agissent concrètement sur 15 % de ce total donc ce sont eux qui resteront marginaux. Mais nous travaillons fort à ce qu’ils deviennent la référence pour ces 15 %…

Il y a devant nous de multiples voies de développement de nouveaux matériaux à partir des alliages que nous maîtrisons déjà. Parmi ces développements, il y a le passage de l’or blanc 18 carats le plus blanc au monde en plaqué (couche mince) au massif. Là, nous aurions assurément un débouché marché majeure car, si nous y parvenons, nous emporterons l’ensemble du marché de l’or blanc en bijouterie (200 tonnes par an environ). » – Cyrile Deranlot

The New Siècle remercie Cyrile Deranlot pour avoir répondu favorablement à notre interview et ainsi livrer sa vision et son expérience à nos lecteurs.

Nom d'auteur Jeanne Ducreau
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