
Interview : Frédéric Mazzella – Fondateur et Président de BlaBlaCar
Frédéric Mazzella a changé notre façon de voyager en lançant BlaBlaCar, devenue en quelques années la référence mondiale du covoiturage. Derrière cette idée simple de partager son déplacement avec d’autres usagers pour réduire les coûts et les trajets à vide, il a bâti une entreprise qui a marqué la mobilité et la French Tech. Engagé dans l’écosystème, il copréside France Digitale, qui fédère start-ups et investisseurs, et a cofondé « Reviens Léon », un mouvement invitant les talents français partis à l’étranger à revenir contribuer à l’essor des entreprises technologiques françaises à vocation globale. En 2022, il a lancé Dift (ex-Captain Cause), une plateforme de mécénat participatif qui connecte entreprises, salariés, citoyens et associations autour de projets à impact social et environnemental.
Dans cet échange exclusif, The New Siècle revient avec Frédéric Mazzella sur l’intuition fondatrice de BlaBlaCar, son passage à l’échelle, les défis de l’internationalisation, mais aussi sur ce que la mobilité partagée change dans nos vies. L’occasion d’évoquer sa vision de l’avenir des transports et son engagement pour aider la French Tech à franchir un nouveau cap.
I. Aux origines de BlaBlaCar : l’idée folle devenue évidence
En 2006, lorsque vous lancez BlaBlaCar, les réseaux sociaux en sont à leurs balbutiements et l’idée de partager sa voiture avec des inconnus paraît audacieuse. Beaucoup doutaient alors que le covoiturage puisse un jour se développer à grande échelle.
1 – Pourquoi avoir cru dès le départ au potentiel du covoiturage communautaire, à une époque où cette idée semblait presque utopique ?
« Lors d’un trajet en voiture, j’ai remarqué que les TGV qui nous dépassaient étaient pleins, alors que les voitures étaient vides. J’ai aussitôt cru au potentiel d’un tel service pour deux raisons. La première, d’ordre personnel et liée à l’usage : si un service de covoiturage existait à grande échelle, alors je l’utiliserais beaucoup pour mes déplacements. La seconde, plus rationnelle et analytique : toutes les pièces du puzzle BlaBlaCar étaient déjà là : voitures vides, passagers en demande, et une technologie adaptée intégrant bases de données, moteurs de recherche, accès instantané par internet, réservation en ligne etc…
Aussi, ayant beaucoup étudié et pratiqué l’informatique à l’université de Stanford, à la NASA puis dans des sociétés technologiques globales, je savais que la construction d’un tel service était techniquement possible, je voyais un chemin. J’étais donc convaincu dans mon cœur et dans ma tête, il ne restait plus qu’à utiliser mes mains pour réaliser le projet ! » – Frédéric Mazzella
La croissance n’a pas toujours été fulgurante : BlaBlaCar a mis sept ans à atteindre son premier million d’utilisateurs, alors qu’aujourd’hui un nouveau membre rejoint la plateforme presque chaque seconde.
2 – Quel a été le déclic qui a fait passer BlaBlaCar d’une progression lente à une expansion exponentielle ?
« L’atteinte de la masse critique, c’est-à-dire du volume suffisant de trajets et de covoitureurs sur la plateforme pour que l’on puisse rechercher quasiment n’importe quel trajet et trouver des résultats satisfaisants, a pris environ 5 années en France. À partir de ce moment-là, la croissance a été plus rapide car tout le monde pouvait dire “Ça marche, j’ai trouvé un trajet !”
Nous avons rapidement été dans l’obligation de déployer un modèle économique sur le service grand public pour les trajets longue distance, afin d’équilibrer nos comptes. Après plusieurs essais, nous avons déployé un modèle de commissions sur les trajets, le seul viable pour accéder à des volumes se chiffrant en millions de membres.
À partir du déploiement de ce modèle permettant le passage à l’échelle, nous avons changé de nom, passant de Covoiturage.fr à BlaBlaCar, puis avons déployé une stratégie d’expansion internationale. Il est donc difficile d’identifier un seul déclic sur ce chemin, ce sont des étapes successives qui nous ont fait progressivement grandir. » – Frédéric Mazzella
II. De l’expansion internationale à l’impact sociétal
BlaBlaCar rassemble aujourd’hui une communauté de plus de 100 millions de membres et s’étend dans 22 pays. 80 % de cette communauté se trouve hors de France : au Brésil, en Inde, en Espagne, en Ukraine, en Turquie ou encore Mexique.
3 – À quels obstacles culturels ou organisationnels avez-vous dû faire face pour que le covoiturage s’implante sur ces marchés aussi variés ?
« À chaque nouvelle expansion, il nous a fallu penser à la meilleure manière de présenter le service localement puisqu’il présentait une véritable nouveauté dans les comportements de déplacement. Notre nom, BlaBlaCar, était un atout majeur. C’est une marque dite “glocale” : à la fois globale, car simple et universellement prononçable, et locale, car l’onomatopée BlaBla existe dans presque toutes les langues pour signifier “parler”, avec différentes nuances.
Notre plus grand défi a été de faire accepter cette nouveauté, à la fois rationnellement et émotionnellement, pour que le covoiturage soit perçu comme une vraie option de déplacement. Il a aussi fallu le faire reconnaître par le législateur, souvent incertain de la case où nous placer parmi les modes de transport régulés. Cela a demandé de nombreuses explications, beaucoup de communication et des réunions avec les décideurs publics locaux. » – Frédéric Mazzella
BlaBlaCar permet aujourd’hui d’économiser 2,5 million de tonnes de CO₂ par an et génère plus de 120 millions de rencontres entre voyageurs chaque année, rapprochant des personnes qui sans cela ne se seraient jamais croisées.
4 – Au-delà de ces chiffres écologiques et sociaux, quel impact durable souhaitez-vous que BlaBlaCar impulse sur notre façon de voyager et sur la transition vers une mobilité plus durable ?
« Les effets directs du covoiturage sont bien connus : d’importantes économies d’argent pour les passagers et une baisse de la pollution, car les émissions de CO₂ sont partagées entre plusieurs voyageurs. Mais deux autres impacts, tout aussi massifs, sont souvent moins visibles : la cohésion sociale et la prise de conscience citoyenne et écologique.
La moitié des covoitureurs déclarent que le covoiturage les a rendus plus ouverts aux autres en leur permettant de rencontrer des personnes qu’ils n’auraient jamais croisées dans leur vie quotidienne. Et beaucoup réalisent qu’économiser nos ressources peut s’intégrer naturellement dans nos habitudes, ce qui les encourage à tester d’autres solutions de partage et d’économie circulaire. » – Frédéric Mazzella
Entre intelligence artificielle, véhicules autonomes et électrification, les transports connaissent une révolution. Certains experts estiment que 15 % des voitures vendues en 2030 seront autonomes .
5 – Quelle place voyez-vous pour BlaBlaCar, et plus largement pour l’économie collaborative, dans ce futur où la technologie rebattra les cartes de la mobilité ?
« Les grandes ruptures en cours comme la connectivité, l’autonomie des véhicules, le partage de l’usage et le passage de la motorisation vers l’électrique ouvrent des perspectives immenses. Elles permettent d’optimiser nos trajets, de réduire notre empreinte carbone et de repenser notre rapport au transport.
Dans ce cadre, BlaBlaCar joue un rôle central. Le covoiturage n’est pas seulement une solution écologique et économique : il évite déjà l’émission de 2,5 millions de tonnes de CO2 chaque année et crée du lien, puisque 60 % de nos membres déclarent qu’il leur permet de voir leurs proches plus souvent.
Demain, l’enjeu sera l’intermodalité : combiner covoiturage, train, bus, vélo ou voiture électrique dans des parcours fluides, rapides et bas carbone. Dans ce futur, l’économie collaborative et BlaBlaCar continueront de contribuer à une mobilité plus efficace, plus inclusive et plus durable. » – Frédéric Mazzella
III. Le rôle du bâtisseur dans la French Tech
Vous avez étudié la physique à l’ENS, travaillé à Stanford sur un projet de robotique chirurgicale destiné à préparer les missions spatiales de la NASA, puis complété ce parcours par un MBA à l’INSEAD.
6 – Qu’est-ce que cette double culture, entre rigueur académique française et pragmatisme américain, a forgé dans votre manière d’aborder l’innovation ?
« L’innovation résulte de trois actions complémentaires : le rêve, le pragmatisme et le travail intense. Cela combine des capacités du cerveau droit, du cerveau gauche et des mains. Mes études scientifiques en France m’ont apporté une forte capacité de travail et de réflexion, et aussi une forme de rigueur, ce qui m’a procuré une certaine confiance dans mes capacités de réalisation.
Le pragmatisme est ce que j’ai surtout retenu de mes études américaines. En computer science, l’apprentissage passait par la pratique : écrire de nombreux programmes, souvent en groupe, et produire un résultat qui fonctionne et soit utilisable. En ce qui concerne le rêve, la créativité et l’émotion, ce sont en fait mes études de musique qui me l’ont apporté : j’ai étudié le piano et le violon pendant une quinzaine d’années au conservatoire. J’ai appris que pour bien jouer et prendre du plaisir, il faut savoir rêver et laisser aller ses émotions, tout en les soutenant par une excellente technique.
Ainsi, en combinant tous ces apprentissages, je pense que j’étais prêt pour innover, même si ce n’était pas une stratégie. Quand le rêve et la créativité m’envahissent, je développe la conviction que tout est possible, car je sais que le travail et le pragmatisme permettent de surmonter de nombreuses situations complexes. Je me sens alors capable de réaliser ce que j’imagine, je me sens libre et prêt pour le faire. » – Frédéric Mazzella
Figure de proue de la French Tech, vous coprésidez depuis 2018 France Digitale, l’association qui fédère start-up et investisseurs pour peser face aux pouvoirs publics .
7 – Si vous deviez choisir un seul combat prioritaire aujourd’hui pour améliorer l’environnement des entrepreneurs en France, lequel serait-il ?
« C’est très difficile de choisir car les conditions de la réussite sont nombreuses. L’enjeu principal des entrepreneurs ambitieux, surtout dans la tech, est de donner à leur projet une taille suffisante pour assurer sa survie à long terme. Seul un grand volume permet de nourrir l’innovation nécessaire au maintien d’un produit ou service dans la durée.
La première piste est de penser Europe plutôt que seulement France. Il faut uniformiser au maximum le terrain de jeu européen, pour éviter qu’expansion rime avec re-création à cause de lois, monnaies ou taxes différentes. L’Europe doit aussi mieux soutenir ses propres entreprises, notamment grâce à la commande publique et en privilégiant les solutions européennes. C’est exactement ce qu’ont fait les États-Unis et la Chine. Nous sommes les seuls à ne pas l’avoir fait ces 30 dernières années, et nous en payons aujourd’hui le prix fort : nous ne disposons d’aucune grande entreprise technologique comparable aux GAFAM. Désormais, on les appelle même les BAATMMAN (Broadcom, Apple, Amazon, Tesla, Microsoft, Meta, Alphabet, NVIDIA), toutes valorisées à plus de 1 000 milliards de dollars.
Enfin, il faut libérer des fonds pour investir dans notre avenir. La différence majeure entre les États-Unis et l’Europe ne tient pas au talent des entrepreneurs, mais à la capacité américaine de mobiliser massivement des capitaux pour leurs entreprises. Ce soutien leur permet de croître, d’atteindre la taille critique et la portée internationale indispensables à leur survie. » – Frédéric Mazzella
En 2015, vous avez cofondé le mouvement « Reviens Léon » pour inciter les talents expatriés à revenir en France . Dix ans plus tard, la French Tech compte plus de 25 licornes et un réseau structuré.
8 – Quelle est, selon vous, la prochaine étape pour que l’écosystème français ne soit plus seulement une pépinière de start-up, mais un véritable vivier de géants mondiaux ?
« J’espère que nous allons bientôt compter en nombre les décacornes, sociétés technologiques valorisées plus de 10 milliards de dollars, plutôt que seulement des licornes. Récemment, Mistral a ouvert le score avec une plateforme IA déjà valorisée 12 milliards d’euros. Mais nous restons loin de notre potentiel.
La prochaine étape est de savoir débloquer massivement des fonds capables de miser sur l’avenir. Techniquement, la solution la plus évidente serait de renforcer notre système de retraite par capitalisation, avec des incitations pour orienter l’argent collecté vers les entreprises nouvelles et en croissance. À défaut, il nous faut attirer des capitaux étrangers en prouvant que la France réunit toutes les conditions de succès : un vivier d’ingénieurs et de chercheurs de haut niveau et un environnement propice.
Nous devons aussi être suffisamment attractifs pour retenir nos talents français, afin qu’ils aient envie de contribuer à l’essor de nos entreprises plutôt que de rejoindre à l’étranger des structures mieux financées. L’essentiel est que notre système dans son ensemble adopte une culture claire : investir sur notre avenir. » – Frédéric Mazzella
The New Siècle remercie Frédéric Mazzella d’avoir répondu à notre interview et ainsi partager sa vision et son expérience à nos lecteurs.

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