Dans cet entretien exclusif, The New Siècle revient sur les débuts d’Alexandre Gabriel, interroge sa lecture des tensions du marché des spiritueux, éclaire ses choix face aux défis climatiques et réglementaires, et l’interroge sur ce qu’il lui reste à bâtir.

I. L’origine du projet Ferrand

Vous êtes issu d’une famille de négociants en cognac. Dans les années 90, vous relancez une maison artisanale, Maison Ferrand, à rebours de l’industrialisation galopante du secteur.

1 – Qu’est-ce qui vous a poussé à prendre ce risque dans un univers déjà saturé ?

« Je viens d’une famille de cultivateurs et viticulteurs en Bourgogne, et j’ai été élevé par mes grands-parents. Mon grand-père m’a transmis une valeur simple mais essentielle : la vérité se trouve dans la terre, dans ce que l’on cultive avec soin et respect. Cette idée m’a profondément façonné.

Mais j’ai aussi toujours vu autour de moi combien l’agriculture est un métier exigeant. Je me suis souvent demandé si je pourrais en vivre, et faire vivre une équipe avec moi. La distillation s’est alors imposée comme un prolongement naturel.

C’est sans doute cette intuition qui m’a mené à créer des spiritueux comme Ferrand Cognac, Citadelle Gin ou Planteray Rhum. Des produits profondément liés à leur terroir, à un savoir-faire transmis, et à une volonté de créer du caractère. Chaque bouteille est une invitation au voyage, un hommage aux cultures qui l’ont vu naître, et une façon, à ma manière, de prolonger ce lien à la terre en le partageant avec d’autres. » – Alexandre Gabriel

En 1996, vous créez Citadelle Gin, le premier gin français artisanal, en réutilisant les anciens alambics de cognac du Château de Bonbonnet, siège historique de la Maison Ferrand, à une époque où le gin français n’existait pratiquement pas.

2 – Pour quelle(s) raison(s) avoir choisi de miser sur un gin quand toute la Charente ne jurait que par le cognac ?

« En 1996, quand nous avons créé Citadelle, il n’y avait pas vraiment de gin craft en France, et certainement pas dans la région de Cognac. Mais pour être honnête, nous ne pensions pas à ce moment-là que nous faisions quelque chose de “pionnier”. Nous étions simplement animés par l’envie de créer un spiritueux sincère, enraciné dans notre territoire, à partir de ce que la nature nous offrait.

Autour du Château de Bonbonnet, je voyais ces genévriers sauvages pousser sur les hauteurs, des témoins silencieux d’un temps où les baies de genièvre faisaient partie intégrante de notre culture culinaire. Ce lien profond à la plante, au sol, à notre paysage, m’a naturellement conduit vers le gin.

Et une rencontre a aussi beaucoup compté : Ferran Adrià, le chef espagnol visionnaire, a relancé à cette époque la tendance du gin & tonic gastronomique. Il a choisi Citadelle pour ses créations. Ce soutien venu de la gastronomie nous a portés, au moment où il n’y avait pas encore d’engouement autour du gin. » – Alexandre Gabriel

II. Le modèle Ferrand : entre indépendance & expansion

Aujourd’hui, Maison Ferrand est l’une des rares maisons indépendantes à rayonner à l’international, dans un secteur très dominé par LVMH, Pernod Ricard ou Bacardi.

3 – Concrètement, à quel prix maintenez-vous cette indépendance ?

« L’indépendance, c’est une grande liberté… mais c’est aussi une grande responsabilité. On ne peut pas se permettre de mal faire, car ce serait risquer de tout perdre, pas seulement notre autonomie, mais notre mission. C’est pourquoi nous gérons chaque aspect de notre travail avec une rigueur absolue, tout en restant centrés sur ce qui fait notre essence : la création et le caractère.

Chez Maison Ferrand, cette indépendance nous permet de consacrer du temps à la recherche fondamentale, sur le vieillissement, les levures, les assemblages, et de collaborer avec des distillateurs du monde entier. Cela nous permet de créer vingt, parfois trente expressions différentes par an. Certaines verront le jour, d’autres non. Ce temps long, cette exigence, c’est notre luxe.

Nous ne suivons pas les logiques de rentabilité à court terme. C’est cette philosophie qui nous a permis de concevoir des produits comme Planteray XO, un rhum 100 % barbadien, issu du berceau même du rhum, qui est aujourd’hui reconnu comme l’un des rhums de dégustation les plus récompensés au monde.

Je suis fier de voir que malgré notre croissance, nous n’avons pas changé qui nous sommes. » – Alexandre Gabriel

En 2017, vous avez acquis la West Indies Rum Distillery à la Barbade, permettant un contrôle total du processus de distillation pour Planteray, votre marque de rhums d’exception doublement vieillis aux Caraïbes et en Charente.

4 – Quel a été l’impact réel de cette acquisition sur votre autonomie industrielle et votre capacité d’innovation ?

« Quand j’ai créé Plantation (devenu Planteray) en 1999, mon objectif était de célébrer la diversité du rhum, cette richesse qui fait qu’à chaque pays, chaque île, correspond une signature gustative unique. 

Cette acquisition a transformé notre autonomie industrielle, mais surtout, elle a ouvert un champ immense à la création. Elle nous a permis, par exemple, d’imaginer Planteray Cut & Dry, un rhum artisanal infusé à la noix de coco, fruit de quatre années de recherche et de 97 prototypes. C’est un rhum de dégustation à part entière, élaboré à partir de rhum de Barbade et de noix de coco locale, cueillie, découpée et séchée sur place. Cut & Dry incarne exactement ce que nous cherchons : l’excellence, l’authenticité et la générosité, avec une vraie signature.

Et puis, il y a ce lien historique : la Stade’s West Indies Rum Distillery a été, il y a plusieurs décennies, invitée à investir en Jamaïque pour accompagner le développement technique de distilleries locales. C’est ainsi qu’aujourd’hui, elle est liée à deux distilleries sœurs : Long Pond et Clarendon. Grâce à cela, nous sommes aussi profondément impliqués dans l’univers du rhum jamaïcain, qui représente une autre facette essentielle de l’identité de Planteray. » – Alexandre Gabriel

En 2024, vous avez racheté le distributeur Identity Drinks pour lancer Maison Ferrand UK, créant ainsi votre propre filiale commerciale.

5 – Pourquoi avoir choisi de basculer vers une stratégie d’intégration directe plutôt que de rester dans la distribution classique ? 

« Notre métier, c’est celui de la création de spiritueux de caractère, et de faire naître de grands rhums, gins et cognacs. Et quand on investit dans la distribution, ce n’est jamais d’abord un choix stratégique, c’est toujours une aventure humaine.

En Allemagne, par exemple, cela fait plus de 30 ans qu’on travaille avec Enno Proff, un homme passionné que j’ai rencontré à une époque où nous ne trouvions pas de bon partenaire sur place. On s’est dit : « Et si on faisait ça ensemble ? ». Aujourd’hui encore, lui et son équipe partagent nos valeurs, vont sur le terrain, transmettent notre passion auprès de nos clients… Et c’est ça, qui nous anime.

En Angleterre, c’est un peu la même histoire. On travaillait avec un petit distributeur qu’on aimait beaucoup. Quand il a rencontré des difficultés, on aurait pu tout laisser tomber. Mais on s’est dit : ce serait dommage de perdre cette belle énergie. Alors on a cassé la tirelire, on a investi, et on a racheté la société pour continuer ensemble. Aujourd’hui, avec cette équipe fantastique, on est heureux de pouvoir construire l’avenir de Maison Ferrand UK.

Aux États-Unis aussi, on a une équipe en propre. Leur rôle, c’est surtout de faire de l’éducation, de partager le savoir sur les grands spiritueux que nous produisons. Là encore, le moteur, c’est le partage, pas la logique commerciale.

Et dans tous les autres pays (plus de 120 aujourd’hui) on travaille avec des distributeurs qui, très souvent, sont des entreprises familiales qui partagent les mêmes valeurs que nous. C’est en général comme ça qu’on avance : avec des gens vrais, passionnés, et avec qui on peut faire un bout de chemin ensemble. » – Alexandre Gabriel

Depuis trente ans, vous avez construit une stratégie d’expansion patiente et maîtrisée.

6 – Maison Ferrand UK annonce-t-elle un modèle réplicable sur d’autres marchés stratégiques comme l’Asie ou les États-Unis ?

« C’est vrai, depuis trente ans, notre croissance a été patiente et maîtrisée, mais guidée avant tout par deux choses : la passion de créer des spiritueux qui font la différence dès le premier nez, et l’envie de les faire naître avec des gens qui partagent cette même quête d’excellence.

Alors oui, j’ai fait des erreurs, et j’en ferai sûrement encore. Mon moteur, c’est toujours le produit, ce qui m’amène parfois à faire des investissements trop ambitieux ou trop rapides. Je ne mets pas mon argent dans des voitures de luxe, mais dans des alambics rares, des fûts d’exception, du matériel agricole qui nous permet d’aller plus loin dans la qualité.

Par exemple, à la Barbade, nous avons travaillé pendant plus de cinq ans avec la Sugar Cane Breeding Station, l’un des plus anciens centres de recherche sur la canne à sucre, pour sélectionner des variétés uniques, non pas pour le rendement, mais pour la beauté du goût. Nous avons mené des micro-distillations sur des centaines d’échantillons pour faire ce choix. C’est passionnant, mais c’est aussi très coûteux. » – Alexandre Gabriel

III. Défis climatiques & réglementations

Le changement climatique modifie profondément les matières premières agricoles.

7 – Quelles sont les conséquences de ces bouleversements sur votre travail ?

« C’est une excellente question et un sujet central pour nous. Le rôle du distillateur, c’est de sublimer la nature. Alors forcément, le climat, les matières premières agricoles, notre environnement, ce sont des préoccupations qui sont au cœur de notre travail, et même de nos vies.

Du côté de Cognacs Ferrand, nos vignobles sont certifiés HVE (Haute Valeur Environnementale), et le désherbage est exclusivement mécanique, pour préserver la biodiversité. Quant à nos genévriers cultivés au Château de Bonbonnet pour Citadelle Gin, ils sont issus de l’agriculture biologique, dans le respect de la plante et de son environnement. Ce sont des démarches concrètes, mais qui ne suffisent pas, nous restons en quête permanente de progrès.

À la Stade’s West Indies Rum Distillery, à la Barbade, où nous produisons nos rhums Planteray et Stade’s, nous travaillons à atteindre l’autonomie énergétique d’ici quatre à cinq ans. Cela passe par la production de biogaz à partir de nos propres résidus, mais aussi par l’installation de panneaux solaires, déjà en fonctionnement sur les toits de la distillerie. L’enjeu est de taille : l’alternative locale, c’est l’électricité issue du pétrole. C’est donc un projet essentiel. 

Et puis il y a ce que l’on constate tous les jours dans les vignes. Le changement climatique n’est plus une hypothèse : c’est une réalité vécue. Quand j’ai commencé à travailler à Cognac, les vendanges avaient lieu mi-octobre, parfois fin octobre. Aujourd’hui, elles commencent en septembre, voire début septembre. Chaque viticulteur vous le dira : on voit la nature se transformer sous nos yeux. Il est difficile de suivre ce rythme, mais cela nous pousse à réfléchir, à expérimenter, à anticiper.

Enfin, le changement climatique nous pousse aussi à anticiper : il modifie les cycles, les rendements, les choix variétaux. C’est pourquoi nous menons des recherches actives, en partenariat avec des stations agronomiques comme la Sugar Cane Breeding Station, pour identifier des variétés plus résilientes, sans jamais renoncer à la qualité gustative. » – Alexandre Gabriel

Le cognac est soumis à une réglementation parmi les plus strictes au monde, notamment en matière de géographie, de cépages, de distillation, de vieillissement et d’assemblage. Vous avez dû négocier durant cinq ans pour obtenir l’autorisation d’utiliser vos alambics de cognac afin de distiller du gin.

8 – Comment avez-vous vécu cette confrontation avec les règles de l’AOC ?

« La création de Citadelle n’a pas été une confrontation, mais plutôt un dialogue constructif. À l’époque, il s’agissait d’obtenir l’autorisation d’utiliser nos alambics charentais pour distiller un gin, ce qui n’avait jamais été fait dans notre région. Et comme l’AOC Cognac est une appellation très structurée, il a fallu démontrer le bien-fondé de notre démarche, tout en respectant le cadre législatif existant.

Ce travail, méthodique et rigoureux des deux côtés, a permis de donner naissance en 1996 à Citadelle, le premier gin artisanal français. C’était une première, et je pense qu’on peut en être collectivement fiers. » – Alexandre Gabriel

IV. Vision : défendre l'essence, dessiner l'avenir

La Maison Ferrand s’est développée à rebours d’une logique de standardisation qui dominait alors le monde des spiritueux.

9 – Quel défi ou quelle frontière aimeriez-vous encore franchir ?

« Un des grands défis que j’aimerais encore relever, c’est de contribuer à la redécouverte du cognac en France. Ce grand spiritueux, pilier de notre patrimoine depuis cinq siècles, est trop souvent oublié par les Français, alors qu’il incarne à la fois l’excellence, la culture et le lien à notre terre. Je suis heureux de voir émerger une nouvelle génération curieuse et passionnée, qui redécouvre le cognac avec des étoiles dans les yeux. C’est à nous, producteurs, de leur transmettre cette histoire, cette émotion, cette richesse.

Depuis 36 ans, nous travaillons avec patience et conviction sur des expressions spécifiques, des fermentations inédites, des méthodes de vieillissement oubliées. L’un de mes rêves serait de pouvoir réintégrer dans le cahier des charges du cognac certaines essences de bois historiques comme le châtaignier ou l’acacia, utilisées autrefois pour le vieillissement. Cela permettrait de renouer avec une diversité sensorielle fascinante, aujourd’hui mise de côté.

Et bien sûr, il y a d’autres défis que nous portons : continuer à créer des rhums Planteray d’exception, et faire rayonner Stade’s Rum à l’international. Nous commercialiserons cette marque 100 % barbadienne en France à la fin de l’année 2025, avec l’envie de partager notre passion pour les rhums de terroir, complexes, sincères et profondément enracinés dans leur origine. » – Alexandre Gabriel

The New Siècle remercie Alexandre Gabriel pour avoir répondu à notre interview et ainsi partager sa vision et son expérience à nos lecteurs.

Nom d'auteur Juliette Lamy
Juliette Lamy a fait ses armes dans l’audiovisuel puis à la rédaction de Gala.fr et Webedia. Au sein de The New Siècle, elle orchestre les formats exclusifs : Interview, 1 Min Chrono, Le Versus et Entretien avec l’IA. Quelle que soit la thématique, intelligence artificielle, innovations, gaming, elle traque toujours l’intention. Ce que cela change. Pour qui, et pourquoi. Ses phrases, souvent courtes et rythmées, sont sa signature intellectuelle.
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