
Interview : Sophie Lacour – Fondatrice de Advanced Tourism
En 2012, Sophie Lacour fonde Advanced Tourism, un cabinet qui s’attache à imaginer comment la technologie peut transformer notre façon de voyager. Docteure en sciences de l’information et de la communication, elle enchaîne rapidement avec la création de Think Robotics, un think tank consacré à la robotique de service, bien avant que l’automatisation ne sorte des laboratoires. À l’ESTHUA d’Angers, elle dirige la Chaire Tourisme InnovationLab, avec une idée en tête : repenser en profondeur le tourisme de demain. Membre active de l’ONG AMFORHT et de l’association Femmes du Tourisme, elle navigue entre comités d’éthique et grandes scènes internationales. Ses terrains d’exploration ? Les récits immersifs, l’intelligence artificielle, la fabrique des émotions… et tout ce qui secoue les innovations dans le domaine touristique.
Dans cette interview inédite, The New Siècle a interrogé Sophie Lacour sur la manière dont l’innovation technologique façonne les usages du tourisme et les limites qu’elle révèle. De l’intelligence artificielle à la robotique d’accueil, en passant par les metaverses, elle décrypte ce qui oriente silencieusement les standards du tourisme de demain.
I. La technologie au cœur du tourisme
La low tech (développement d’innovations utiles et accessibles) est une alternative durable aux technologies énergivores.
1 – Quels sont les exemples concrets où la low tech a transformé positivement l’expérience touristique ?
« Cantonnées jusqu’à présent à la seule appellation de “tourisme durable”, les pratiques low-tech commencent à apparaître dans le tourisme grand public. Ce que j’appelle le low-tourisme est en train de se structurer, mais très lentement.
Concernant l’hospitalité, la mise en place de compacteurs de déchets, la limitation des lessives avec le désormais très connu geste de la serviette dans la baignoire, les douchettes à air pulsé, les systèmes qui permettent d’éteindre ou d’allumer la lumière uniquement quand il y a quelqu’un, etc…
L’usage de l’IA commence aussi à apparaître dans cette démarche, en particulier concernant le prédictif. Plusieurs solutions permettent maintenant de prédire les arrivées de clientèle, et donc les commandes à prévoir, par exemple, pour éviter le gaspillage. L’exploitation de la data permet aussi de gérer les flux de visiteurs sur les lieux touristiques, d’en préserver les sites et de permettre l’accès au plus grand nombre sans nuire à la qualité de l’expérience. Mais dans la réalité concernant la low-tech, nous sommes encore plus souvent dans l’intention que dans l’implémentation effective de technologies dédiées. » – Sophie Lacour
La digitalisation de l’accueil touristique, comme la fermeture de l’Office du tourisme de Paris au profit d’une conciergerie digitale, est en marche.
2 – Que gagnera-t-on et que perdra-t-on avec ce type d’évolution ?
« Il y a quelques années, j’avais demandé à l’hôtesse d’un Office de Tourisme quel était son restaurant préféré. Ce genre d’établissement ne peut pas préconiser telle ou telle activité en fonction de notions aussi personnelles que j’aime ou je n’aime pas. Cependant, après avoir un peu insisté, elle a fini par me répondre “pour ses 80 ans, on a amené ma grand-mère à tel endroit”. Si une IA m’avait répondu quelque chose de similaire, portant sur un jugement de valeur, je ne l’aurais pas cru, bien entendu, ayant bien conscience que cela n’a aucun sens pour un algorithme ou une machine.
Alors, que gagnera-t-on ? Un service plus disponible, plus rapide, plus souple concernant les horaires et les langues. Et que perdra-t-on ? En échangeant avec un humain, nous partageons aussi nos craintes, nos attentes, avec de multiples signes verbaux et paraverbaux. Les yeux qui se lèvent, la voix qui hésite sont autant de signes qui font que votre interlocuteur change son discours pendant l’échange, en temps réel. Ce faisant, nous répondons à l’un des besoins fondamentaux des êtres humains : tisser des liens, et les bots ne le permettent pas. L’IA est pour le moment encore souvent source de frustration. » – Sophie Lacour
II. Derrière l’écran des promesses
En 2015, vous analysiez déjà les usages de la robotique dans l’accueil touristique, et dès 2016, les potentialités de la réalité augmentée.
3 – Presque dix ans plus tard, quels usages vous semblent avoir tenu leurs engagements ?
« Lors de la première conférence que j’ai donnée sur ce sujet en 2013, on annonçait les robots humanoïdes pour demain : un monde du service où l’on croiserait majoritairement des robots pour vous accueillir, faire le ménage et le service. Plus de dix ans plus tard, force est de constater que cela n’a pas eu lieu. Nous sommes passés du robot humanoïde maître d’hôtel, au plateau robotisé à roulettes, du robot d’accueil en forme de dinosaure qui était derrière le desk dans un hôtel japonais (le Henn-na Hotel), à des bornes de réservation et de paiement dans le hall d’accueil.
Le mode humain est trop complexe, les gens se lèvent n’importe quand, ne regardent pas toujours où ils vont, changent d’avis, ne parlent pas toujours d’une voix distincte et ne savent pas toujours clairement exprimer leurs désirs. Face aux erreurs et au manque de dialogue possible avec les clients, les restaurants avec des serveurs robots ont rapidement remplacé les machines par des humains. Donc les solutions simples comme les chariots qui portent les plats ou les bras robotisés qui rangent les bagages comme dans les aéroports sont bien adaptées, mais pas au-delà. » – Sophie Lacour
4 – Y a-t-il un scénario que vous n’avez jamais osé présenter à vos interlocuteurs ? Et pourquoi ?
« Celui qui promettait le remplacement du personnel par des robots. Pour des raisons technologiques et éthiques. En étudiant les capacités des robots et de l’IA dans le service, on peut rapidement constater qu’entre la promesse et la réalité, il y a un gap. Le paradoxe de Moravec explique parfaitement bien que ce qui est simple pour un robot ou l’IA comme manipuler des quantités phénoménales de chiffres en quelques millièmes de seconde ou soulever une énorme charge est impossible pour un humain, mais que ce qui est simple pour un humain comme comprendre un sous-entendu ou déchiffrer une émotion, est très complexe pour une IA.
De plus, le tourisme est le premier employeur du monde selon l’Organisation mondiale du Tourisme. 10 % des emplois dans le monde sont liés au tourisme, dans certains pays, cela peut représenter plus de 20 % des emplois directs et presque tout autant d’emplois indirects. Enfin, dans ces métiers, les femmes sont très majoritairement représentées et grâce à ces emplois, elles peuvent subvenir aux besoins de leurs familles. Donc présenter des solutions qui réduiront les emplois locaux, en particulier des femmes, est quelque chose que je ne peux pas promouvoir. Cependant, ce n’est pas qu’une question morale car les robots ne se sont pas du tout révélés à la hauteur des enjeux liés à la complexité des besoins humains. » – Sophie Lacour
Vous êtes régulièrement confrontée à des start-up ou des collectivités qui dégainent le mot “innovation” à chaque occasion.
5 – Quand sentez-vous que l’on vous sert une fausse promesse ?
« Quand on me parle d’IA et maintenant d’IAG (Intelligence Artificielle Générale). J’ai participé à de très nombreuses sélections de start-up, que ce soit pour Business France, la BPI, des concours sur les territoires, les collectivités ou des incubateurs.
Lorsque le pitch annonce de l’IA, alors que visiblement il ne s’agit que d’un algorithme de matching courant ou d’optimisation, cela m’énerve particulièrement. Utiliser la mention ‘’avec IA’’ comme argument marketing, comme si cette mention rendait le produit meilleur, ne fait qu’ajouter à la confusion. » – Sophie Lacour
Vous avez alerté sur l’instrumentalisation des imaginaires touristiques dans les univers immersifs, notamment les métavers. Ces derniers ne remplaceront jamais le tourisme, mais pourraient en être un complément intéressant.
6 – Quels dangers représentent-ils selon vous ?
« Les solutions immersives sont très intéressantes, avant, pendant et après le séjour, leurs usages sont multiples et très riches. Cependant, l’instrumentalisation des imaginaires est un risque. La standardisation des images de destinations, et par là même des désirs, commence à apparaître, par exemple, à travers toutes ces images similaires que l’on voit sur les réseaux sociaux. Les univers immersifs risquent de reproduire simplement ces désirs en les amplifiant quitte à les magnifier voire à les transformer ou les trahir.
Le véritable problème réside dans la vérité. Il devient encore plus prégnant quand il s’agit d’images “faussement vraies”, soit quand on change les couleurs ou que l’on efface la route qui passe devant l’hôtel, soit plus grave encore quand on propose des vidéos entièrement générées par l’IA de destinations qui n’existent pas ou des monuments qui n’ont jamais été à cet endroit ou de cette forme. Le virtuel est donc bien une composante de la réalité et réinvente l’accès à la culture, au patrimoine et au tourisme. Cependant, pour de multiples raisons liées à nos sens, à notre besoin de lien social, à nos émotions, nous avons absolument besoin de vivre le réel. » – Sophie Lacour
III. Qui oriente vraiment le futur du tourisme ?
Vous avez vu défiler les engouements : réalité augmentée, chatbot, blockchain, métavers…
7 – Quelle a été, pour vous, la plus grande “supercherie” technologique dans le tourisme ?
« Je dirais que l’engouement pour le métavers a été une promesse qui a beaucoup stressé les professionnels pour pas grand-chose. D’un coup, on a vu fleurir des réflexions, des articles et des discours d’experts qui annonçaient la fin du tourisme « réel », remplacé par un monde virtuel où l’on pourrait assister à des concerts, visiter des destinations ou encore vivre des expériences culturelles voire gastronomiques à distance. Tous prédisaient que la génération Z voudrait absolument ce genre de propositions et qu’il fallait se préparer.
Mais le tourisme, c’est avant tout des humains qui rencontrent d’autres humains à travers leurs cultures, leurs loisirs ou leurs patrimoines naturels. Le virtuel a finalement peu de place dans ce secteur. Ce qui est agaçant, ce sont les réflexions qui prédisent que telle ou telle technologie va bouleverser le tourisme. À longueur de posts et d’articles je vois les mêmes réflexions qui vendent de la hype : le secteur du tourisme va être profondément bouleversé, la relation client va devenir hyperpersonnalisée grâce à Internet, le métavers, les robots, l’IA, les agents, etc. Depuis 20 ans que j’étudie le futur du tourisme, je vois toujours les mêmes prédictions qui finalement aboutissent aux mêmes promesses : la réinvention du secteur. Alors que depuis Internet, il n’y a en définitive pas d’évolution majeure. » – Sophie Lacour
La prospective est votre champ, vous explorez des futurs désirables, ou possibles.
8 – Jusqu’où ira le rôle de l’IA dans l’expérience touristique de 2050 ?
« L’IA va permettre de véhiculer l’information de façon encore plus ciblée et permanente. Le fameux “compagnon de voyage” qui vous aide tout au long de votre séjour va vraisemblablement réellement advenir et vous pourrez avoir un traducteur vocal instantané qui parlera la langue du lieu avec votre propre voix par exemple. L’IA permettra aussi l’apparition d’hologrammes personnalisés qui seront disponibles H24 et permettront de délivrer des informations en tous lieux à tout moment. Elle permettra enfin à des personnes de pouvoir voyager à distance en utilisant des technologies de RV toujours plus réalistes.
Mais à contrario, on commence à voir apparaître le côté “noir” de l’IA qui risque de bouleverser le monde du tourisme. Cela risque de brouiller les cartes et de faire naître la déception chez les clients. Donc l’IA oui mais si elle apporte une réelle valeur ajoutée, la hype n’a pas sa place dans ce secteur. » – Sophie Lacour
The New Siècle remercie Sophie Lacour d’avoir répondu à notre interview et ainsi partager sa vision et son expérience à nos lecteurs.

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