Dans cette interview exclusive, The New Siècle s’est entretenu avec Thibaud Elzière sur sa logique de création en série et la contradiction entre ancrage européen et dépendance américaine, éclairant également sur son approche en tant qu’investisseur.

I. Création & production en série

Le modèle de production en série, aussi impressionnant soit-il, peut aussi paraître parfois désincarné.

1 – À force de créer, ne risque-t-on pas de dissoudre la singularité de chaque projet dans une logique de “fabrique à boîtes” ?

« Justement, notre modèle est né en réaction à des venture builders comme Rocket Internet, qui copiaient des concepts existants, confiaient les projets à des consultants, et cherchaient avant tout un coup à court terme.

Depuis le début d’Hexa, nous avons fait le choix inverse : accorder une attention obsessionnelle à la singularité de chaque projet. Cela commence par l’idée : nous cherchons des concepts uniques, avec la volonté d’être les premiers dans notre catégorie et d’apporter quelque chose de profondément innovant. Ensuite, nous nous entourons de véritables entrepreneurs, des femmes et des hommes avec un tempérament, une vision forte, capables de modeler leur entreprise à leur image. Nous leur donnons la majorité du capital dès le départ, pour qu’ils soient réellement chez eux.

Et surtout, c’est peut-être le plus important, nous n’avons jamais voulu garder les entreprises sous cloche. Nous les accompagnons pendant 12 à 18 mois, mais avec pour objectif qu’elles prennent rapidement leur indépendance, développent leur propre culture, leur propre ADN. C’est indispensable si l’on veut que chaque entreprise affirme sa personnalité.

Ce dont je suis le plus fier aujourd’hui, c’est d’avoir cofondé une cinquantaine de startups, toutes avec le même modèle d’origine, et pourtant chacune est unique, avec sa propre culture, son propre style, souvent à l’image singulière de ses fondateurs. » Thibaud Elzière

Sur toutes les entreprises que vous avez lancées, seulement trois sont devenues licornes.

2 – Est-ce un ratio satisfaisant pour vous ? Pourquoi ?

« Ces résultats sont exceptionnels à l’échelle de l’entrepreneuriat : statistiquement, la probabilité de créer une entreprise valorisée à plus d’un milliard d’euros est d’environ une sur mille. Avec Hexa, nous atteignons une probabilité de plus d’une sur dix. Notre modèle, basé sur l’entrepreneuriat en équipe, est extrêmement performant. Et finalement, ce n’est pas si surprenant : un modèle collectif a naturellement plus de chances de l’emporter face à un modèle de création purement individuelle. 

Fort de ces résultats, nous avons décidé en 2021 d’élargir notre modèle. Nous sommes sortis des logiciels de productivité et des services aux entreprises pour nous attaquer à des secteurs technologiques plus vastes comme la santé, la cybersécurité ou la transition énergétique.

Ce nouveau chapitre repose sur une approche différente : ce ne sont plus nous qui apportons les idées et recrutons des entrepreneurs, mais des partners, des entrepreneurs expérimentés qui viennent avec leur propre thèse sectorielle et qui lancent deux à trois entreprises par an autour de leur domaine d’expertise. 

Le défi maintenant, c’est de prouver que ce modèle fonctionne aussi à grande échelle et sur des secteurs nouveaux. » Thibaud Elzière

Vous êtes également business angel.

3 – Comment reconnaissez-vous un bon projet et un bon pitch ? 

« Depuis 2009, j’ai investi dans plus de 300 startups. Honnêtement, je ne suis pas sûr qu’il existe une définition absolue d’un “bon” projet ou d’un “bon” pitch, mais avec le temps, j’ai identifié quelques repères auxquels je me fie.

Un bon projet, pour moi, c’est celui qui arrive à conjuguer deux éléments : une vision ambitieuse à long terme, claire et inspirante, et en même temps, une capacité à expliquer concrètement comment démarrer, avec un premier pas clair et réaliste. Beaucoup d’entrepreneurs sont capables d’exposer une grande vision, mais peinent à décrire les étapes pour y parvenir. D’autres savent très bien quoi construire pour commencer, mais comptent un peu trop sur la chance pour que la suite s’éclaircisse naturellement.

J’aime investir dans des profils capables d’embarquer les autres dans leur vision, mais aussi suffisamment lucides pour questionner leur propre plan, reconnaître ses failles et s’adapter. C’est ce mélange de conviction et d’humilité que je recherche chez un fondateur ou une fondatrice. » Thibaud Elzière

4 – Investissez-vous systématiquement dans les startups issues d’Hexa ?

« Non, j’investis très rarement dans les startups issues d’Hexa. À travers Hexa, je suis déjà fortement exposé au capital, et je préfère laisser la place à d’autres investisseurs qui apporteront un regard neuf, des compétences complémentaires.

Il m’est arrivé d’investir, surtout au début de l’aventure, principalement pour soutenir nos premières startups et faciliter leurs levées de fonds. À l’époque, il était important pour certains investisseurs de voir que nous étions prêts à engager nos deniers personnels aux côtés des leurs. » Thibaud Elzière

II. Géographie du pouvoir

Vous avez souvent revendiqué votre ancrage européen. Mais vos licornes se sont développées avec des fonds américains et des clients globaux.

5 – Peut-on vraiment parler de licornes françaises quand la majorité de leur capital est détenue par des fonds étrangers ?

« Chez Hexa, nous continuons à créer des entreprises aux États-Unis lorsque cela a du sens par rapport à la taille du marché. Historiquement, les États-Unis sont, de loin, le plus grand marché pour les logiciels de productivité ou les logiciels à destination des PME. Pour moi, une entreprise reste française lorsque sa gouvernance est française, c’est-à-dire lorsqu’elle est fondée et dirigée par des Français. Mais au fond, la vraie question n’est pas là.

La France seule est aujourd’hui trop petite pour espérer peser réellement en matière de souveraineté. Ce sur quoi il faut miser, c’est l’Europe. Depuis quelques années, nous réfléchissons à un statut d’entreprise européenne qui faciliterait non seulement le déploiement sur l’ensemble du continent, mais aussi l’accueil de capitaux étrangers dans un cadre harmonisé. Nous commençons à en voir les résultats : il devient de plus en plus réaliste d’imaginer l’Union européenne comme un marché captif de 450 millions de personnes.

Mon espoir, c’est que les prochaines licornes que nous créerons soient des licornes européennes. C’est déjà une réalité dans des secteurs comme la fintech, avec des exemples tels que Revolut, grâce à l’harmonisation financière. Et je suis convaincu que cela sera bientôt possible dans d’autres secteurs clés : la santé, la défense, la transition énergétique, entre autres. » –  Thibaud Elzière

La French Tech produit désormais des licornes, mais peu de conglomérats pérennes. Les entreprises se revendent ou s’absorbent.

6 – Que manque-t-il pour bâtir des empires en France ?

« Il faut avant tout une ambition européenne, voire internationale, dès le premier jour. Certains diront qu’il manque des financements, mais je suis convaincu que ce n’est plus le vrai sujet. Aujourd’hui, un projet de grande qualité, porté par une ambition forte, ne reste jamais longtemps bloqué par l’accès aux fonds.

Ce qui manque peut-être encore, c’est un vivier plus large d’entrepreneurs, une conviction plus forte que l’on peut réussir depuis l’Europe, et une capacité à s’affranchir des gouvernements. Je trouve que nos entrepreneurs sont encore un peu trop policés, parfois trop proches de la French Tech institutionnelle. Pour bâtir de vrais empires, il faut autre chose : une part de piraterie, une ambition débordante, une forme assumée de démesure » – Thibaud Elzière

III. Changer de modèle

Votre start-up, Gama Space, développe une technologie de voile solaire pour satellites, testée avec succès en 2022. Une avancée radicale mais sans modèle économique immédiat.

7 – Qu’est-ce qui vous autorise, aujourd’hui, à investir du capital dans ce type d’entreprise sans promesse de revenus ?

« Je n’investis pas simplement du capital, je lance les projets auxquels je crois profondément. 

En 1999, j’avais rédigé un mémoire sur les voiles solaires, un mode de propulsion révolutionnaire, capable de nous faire atteindre des vitesses inédites dans l’espace, d’explorer les confins de l’univers et de faire avancer la science. Vingt ans plus tard, j’ai voulu donner vie à ce rêve en lançant Gama.

Notre premier lancement a connu un échec, ce qui a un peu bousculé la vision initiale. Mais nous préparons aujourd’hui un deuxième prototype pour tenter à nouveau. En parallèle, pour financer l’aventure, nous explorons des applications plus immédiates, notamment autour de la désorbitation des satellites.

L’idée, elle, reste intacte : prouver qu’il est possible de déployer d’immenses voiles solaires dans l’espace,  avec des applications à terme dans la protection de la Terre (notamment contre le réchauffement climatique), la prospection spatiale ou la recherche scientifique. » Thibaud Elzière

En 2024, vous êtes à la tête d’un portefeuille estimé à plusieurs centaines de millions d’euros, avec des participations dans des secteurs très variés.

8 – À partir de quel seuil, ou de quel moment, une logique de bâtisseur bascule-t-elle en logique de rentier ?

« Honnêtement, je n’ai jamais eu l’impression de reposer sur un portefeuille. Mon patrimoine, c’est essentiellement du papier. Je suis en permanence à la recherche de liquidités pour lancer de nouveaux projets. Je continue de créer dans les domaines qui m’amusent ou que je juge importants : la tech avec Hexa, l’industrie avec des projets comme Gama ou Small (notre petite voiture électrique), ou encore l’hospitalité, avec Iconic House, un univers qui me passionne.

Pour moi, on passe du statut de bâtisseur à celui de rentier le jour où l’on n’a plus que les pieds sur terre, et qu’on cesse d’avoir la tête dans les étoiles. » Thibaud Elzière

The New Siècle remercie Thibaud Elzière d’avoir répondu à notre interview et ainsi partager sa vision et son expérience à nos lecteurs.

Nom d'auteur Juliette Lamy
Juliette Lamy a fait ses armes dans l’audiovisuel puis à la rédaction de Gala.fr et Webedia. Au sein de The New Siècle, elle orchestre les formats exclusifs : Interview, 1 Min Chrono, Le Versus et Entretien avec l’IA. Quelle que soit la thématique, intelligence artificielle, innovations, gaming, elle traque toujours l’intention. Ce que cela change. Pour qui, et pourquoi. Ses phrases, souvent courtes et rythmées, sont sa signature intellectuelle.
bloc pub

Laisser un commentaire

Inscrivez-vous !

INSCRIVEZ-VOUS À
NOTRE NEWSLETTER !

Renseignez votre adresse mail
pour recevoir nos nouveautés
et rester informé de nos actualités.